Rechercher
Rechercher

Liban - Focus

Les zones grises et inquiétantes de la proposition de loi d’amnistie

Les députés prévoient également d’examiner un autre texte, datant de 2013, portant sur la création d’un tribunal spécial pour juger les infractions financières.

Le Parlement libanais avait prévu de se réunir aujourd’hui, notamment pour voter une proposition de loi d’amnistie qui suscite la polémique. La séance a toutefois été reportée au 19 novembre. Photo diak/Bigstock

C’est une proposition de loi d’amnistie très controversée qui devait être soumise aujourd’hui au vote des députés, avant que le président du Parlement, Nabih Berry, ne décide de faire machine arrière face au tollé suscité par le texte et aux menaces brandies par les protestataires de bloquer les routes menant à la Chambre des députés. M. Berry a néanmoins annoncé que la loi sera présentée à la Chambre le 19 novembre.

Cette proposition de loi est très controversée tant sur le fond que la forme, tandis que le timing de son inscription à l’ordre du jour de la séance initialement programmée aujourd’hui ne pouvait pas être plus mal senti, à un moment où la grande majorité des manifestants qui battent le pavé depuis plus de trois semaines réclament un assainissement de la vie publique.

Cette proposition de loi a ainsi été très critiquée par de nombreux juristes, à l’image de l’avocat et cofondateur de l’ONG Legal Agenda, Nizar Saghiyé, qui a animé dimanche une conférence de presse organisée dans les espaces investis par les manifestants au centre-ville sous la houlette du Bloc national (BN). Une séance organisée devant trois cents personnes dans le cadre de laquelle se sont également succédé Carole Charabati, membre fondateur de l’association anticorruption Sakker el-dekkéne, et Karim Chalhoub, son collaborateur au sein de l’agence de conseil Siren Associates qui se focalise sur la transformation des politiques publiques. Le sujet a également été au cœur d’une conférence débat au centre-ville hier soir avec les mêmes participants, auxquels se joindra l’avocat fiscaliste et président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic) Karim Daher.

Zone grise

La proposition de loi, qui est revêtue du caractère de double urgence, a été récemment déposée par les députés Yassine Jaber, membre du parti Amal du président du Parlement, Nabih Berry, et Michel Moussa, qui appartient au bloc parlementaire du Développement et de la libération. Elle amnistie toute une série d’infractions de natures diverses (voir par ailleurs) perpétrées avant le 30 octobre 2019.

L’amnistie instituée couvre l’ensemble des contraventions, notamment celles liées aux infractions au code de la route et aux délits non exemptés expressément par ladite loi, ce à partir du moment où une éventuelle action individuelle visant leur auteur a été abandonnée. Une large liste de crimes sont également concernés, comme les atteintes aux personnes, quand elles sont restées au stade de la tentative, ainsi que les crimes intégrant la consommation, l’usage ou la facilitation de la distribution sans contrepartie de narcotiques.

Sont en revanche exclus les crimes pour lesquels la Cour de justice, tribunal pénal d’exception, a été saisie, comme les assassinats du journaliste et écrivain Samir Kassir en 2005 et de l’ancien ministre de l’Industrie Pierre Gemayel en 2006. Les atteintes aux biens publics et privés appartenant à l’État ou aux municipalités ne peuvent pas non plus bénéficier de cette amnistie, tout comme les infractions à la loi qui régit les acquisitions immobilières par des résidents étrangers ; à la loi qui institue le monopole de la production et de la distribution du tabac dans le pays ; au code monétaire et financier, ou encore à la loi de boycott d’Israël, à la loi de protection du consommateur ainsi que ce qui relève de l’enrichissement illicite et du blanchiment d’argent.

« Le principal problème de cette proposition, qui comporte beaucoup d’ambiguïtés et de contradictions, concerne la façon dont les infractions pouvant être amnistiées et celles qui sont exclues du champ d’application du texte ont été respectivement listées », fait remarquer le président de l’Aldic, qui a passé le texte à la loupe et publié un communiqué à cet effet.

Les auteurs de la proposition énumèrent de manière non exhaustive les infractions pouvant être amnistiées, tout en fournissant une liste beaucoup plus détaillée et limitative des exclusions, alors qu’il aurait été plus cohérent de faire l’inverse. De plus, certaines catégories de délits ne figurent ni dans la liste des infractions amnistiées ni dans celles qui en sont exclues par le législateur, ce qui constitue de facto une sorte de zone grise où la nouvelle loi risque de mettre en échec les procédures lancées à l’encontre de leurs auteurs. Le texte ne fait par exemple aucune mention des infractions et peines prévue par la loi libanaise en matière fiscale (comme l’évasion fiscale), des infractions identifiées dans la loi sur la protection de l’environnement, du chantage ou encore des infractions pénales sanctionnant les employés du secteur public qui ne dénoncent pas les infractions dont ils ont eu connaissance.

Combinaison dangereuse

On peut également reprocher à cette loi le fait qu’elle ait été indûment revêtue du caractère de double urgence, qui permet d’accélérer son processus d’adoption sans passer par les commissions parlementaires. « Il n’y a aucun motif légal qui justifie de passer par cette procédure, surtout quand on sait que le Parlement avait d’autres textes plus urgents à examiner, comme ceux relatifs à l’indépendance de la justice et à la restitution des fonds détournés », note Me Daher. L’avocat souligne en outre que la situation exceptionnelle dans laquelle se trouve le Liban pourrait compliquer tout recours devant le Conseil constitutionnel pour faire invalider la loi si elle était votée. Il rappelle que ce recours doit être formé dans les quinze jours suivant la promulgation de la loi au moment de sa publication au Journal officiel.

Tribunal spécial

Le président de l’Aldic met enfin en avant le fait que les députés avaient également prévu d’examiner une autre proposition de loi déposée en 2013 par le président Michel Aoun – alors député – et qui prévoit la création d’un tribunal spécial pour juger les infractions financières. Comme l’explique Siren Associates dans une note de recherche récemment publiée, le texte ambitionne de créer une juridiction composée de juges spécialisés pour « centraliser » les procédures visant ce type d’infraction en les confiant à un collège de juges spécialisés devant garantir un traitement efficace et proportionnel à la gravité des faits reprochés. Si la proposition exclut les infractions pouvant être jugées dans le cadre de la loi de 2015 sanctionnant le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, le fait que certaines infractions connexes pouvant servir de base à des poursuites soient amnistiées de facto peut anéantir toute procédure visant ce type d’agissement.

Le problème, c’est que la loi a rattaché cette juridiction au Parlement, ce qui va à l’encontre du principe de séparation des pouvoirs. Les députés sont en effet chargés de nommer les juges, et les affaires qui entrent dans le cadre de sa compétence doivent être soit déférées par dix parlementaires, soit par un rapport de l’Inspection centrale ou une décision de la Cour des comptes – deux instances dont les nominations sont effectuées par l’exécutif. « On peut légitimement s’interroger sur le fait que le Parlement ressorte aujourd’hui de ses tiroirs cette proposition de loi qui date de 2013, également mal conçue d’un point de vue du droit, pour pouvoir servir les objectifs qu’elle s’est fixés en même temps que la loi sur l’amnistie. La combinaison des deux textes, s’ils sont adoptés en l’état, peut s’avérer très dangereuse pour l’indépendance et l’efficacité de la justice », note encore le président de l’Aldic.

C’est une proposition de loi d’amnistie très controversée qui devait être soumise aujourd’hui au vote des députés, avant que le président du Parlement, Nabih Berry, ne décide de faire machine arrière face au tollé suscité par le texte et aux menaces brandies par les protestataires de bloquer les routes menant à la Chambre des députés. M. Berry a néanmoins annoncé que la loi...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut