Photo d’illustration.
Mercredi, la procureure près la cour d’appel du Mont-Liban, la juge Ghada Aoun, engageait des poursuites contre l’ancien Premier ministre et député Nagib Mikati, son fils Maher et son neveu Azmi, ainsi que Bank Audi, pour enrichissement illicite par le biais de prêts au logement subventionnés. Elle démentait toutefois jeudi toute motivation politique dans ce dossier. « Je n’ai pas délibérément choisi d’activer ce dossier », a-t-elle déclaré lors d’une interview télévisée, précisant que l’enquête sur cette affaire avait débuté il y a près d’un an. « Je ne mets aucun dossier dans le tiroir et m’efforce de recueillir les preuves pour le compléter », a-t-elle ajouté sur ce point, tout en précisant que le dossier concerné est « consistant ». Elle répondait ainsi aux accusations de M. Mikati qui estimait ces poursuites mues par des motivations politiques. S’exprimant alors sur les revendications populaires alors que des centaines de milliers de Libanais sont dans la rue depuis neuf jours, la juge Aoun a affirmé être « en empathie avec les manifestants ». « S’ils veulent que l’argent volé soit récupéré, ils doivent au préalable réclamer la levée des immunités », a ajouté la magistrate. Dans les faits, la procureure a donc déféré le dossier auprès du premier juge d’instruction de Beyrouth p.i., Georges Rizk, lequel n’avait pas réussi à se rendre au Palais de justice de la capitale, jeudi, à cause des routes bloquées, apprend-on.
Cette affaire vient soulever nombre de questions : pourquoi l’ouverture aujourd’hui de ce dossier en particulier, sachant que la juge Ghada Aoun a été nommée par le Courant patriotique libre fondé par le chef de l’État et que l’ancien Premier ministre Nagib Mikati n’est pas partie prenante au compromis présidentiel ? Le système judiciaire est-il assez indépendant pour engager à l’heure actuelle une lutte contre la corruption ? Pour tenter de répondre à ces interrogations, L’Orient-Le Jour a interrogé l’avocat et directeur exécutif de Legal Agenda, Nizar Saghieh, l’ancien législateur Ghassan Moukheiber et une personnalité politique qui tient à garder l’anonymat.
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Nizar Saghieh salue « une première »
L’avocat et défenseur des libertés individuelles, Nizar Saghieh, salue sans réserves l’initiative de la juge Ghada Aoun, « une première », selon lui. « C’est bien la première fois, soixante-six ans après l’adoption de la loi contre l’enrichissement illicite en 1953 et son amendement en 1999, que cette législation est appliquée », affirme-t-il, tout en reconnaissant que « cette loi est imparfaite et décourage les procédures ». Me Saghieh considère que le mouvement populaire de contestation a été l’élément déclencheur qui a permis à la procureure Ghada Aoun de prendre « cette décision courageuse ». « Sans la rue, elle n’aurait jamais pris une telle décision, assure-t-il. La juge Aoun l’a d’ailleurs dit, elle a éprouvé de l’empathie pour les contestataires. Sans oublier que le dossier est clos depuis un certain temps et contient de solides preuves contre l’ancien Premier ministre Mikati. »
Réagissant par ailleurs aux accusations de politisation et de confessionnalisation du dossier brandies par l’accusé, l’avocat observe qu’elles « ne sont pas étayées, face aux preuves présentées par la justice ». « Nous parlons de l’homme le plus riche du pays, qui a bénéficié d’un prêt subventionné par l’État de 35 millions de dollars, alors que plus de 60 % des Tripolitains vivent sous le seuil de pauvreté », martèle-t-il. Et d’insister sur le fait que « la question aujourd’hui n’est pas de se demander quelle est l’appartenance politique de la juge Ghada Aoun, qui est connue pour son honnêteté et ses positions courageuses sous l’occupation syrienne, mais si Nagib Mikati a bien bénéficié de l’argent public. Et cet argent doit être rendu ». Me Saghieh n’en estime pas moins « urgent de lancer le chantier de réforme de la justice si le Liban veut devenir un État de droit », tout en saluant nombre de mesures louables adoptées, comme « l’engagement du Club des juges pour une justice indépendante » ou « la nomination au Conseil supérieur de la magistrature du juge Souhail Abboud, connu pour son intégrité ».
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« Utile, mais insuffisante », selon Moukheiber
L’ancien législateur Ghassan Moukheiber estime pour sa part que « la réponse au cri du peuple doit se faire ailleurs » et que la décision de la juge Ghada Aoun de poursuivre en justice Nagib Mikati est « utile, mais insuffisante ». « Je salue l’intervention de la justice », dit-il à ce propos. Il note en revanche que « cette intervention risque de créer l’illusion qu’avec des poursuites, on peut régler le problème ». « Or le combat contre la corruption va bien au-delà de poursuites, qui risquent d’être perçues comme une chasse aux sorcières », soutient-il. Selon l’ancien élu (et ex-membre du bloc parlementaire du Changement et de la Réforme), « en l’absence de confiance du peuple envers ses dirigeants, il faut d’abord un changement de gouvernement ». Il invite donc le prochain cabinet ministériel « à engager les réformes nécessaires pour que la justice fasse son travail de manière efficace ». « Le problème est systémique, explique l’ancien député, d’où la nécessité de réformes systémiques et institutionnelles impliquant l’appareil judiciaire, les outils juridiques et les lois, sans oublier la question de l’indépendance de la magistrature ». Ghassan Moukheiber salue dans ce sens « certaines initiatives avant-gardistes, comme la récente nomination au Conseil supérieur de la magistrature de Souheil Abboud, l’un des meilleurs magistrats depuis Taëf ». Mais, conclut-il, « il ne suffit pas d’avoir de bons juges, il faut une justice qui ne soit ni défectueuse ni contrôlée par les politiques, il faut enfin des lois efficaces ».
Une personnalité politique qui requiert l’anonymat ne voit, elle, pas l’affaire d’un bon œil. « Cette décision est étrange », dit-elle à L’OLJ, se demandant pourquoi la justice se réveille soudainement aujourd’hui, et qui plus est, dans une seule affaire. « D’autant que la procureure Ghada Aoun a mentionné devant les caméras avoir sorti le dossier de son tiroir, sans donner d’explications claires. » « Chaque dossier doit être ouvert, martèle la personnalité. Car la population réclame que les politiciens corrompus rendent des comptes. Et c’est la seule façon de leur redonner confiance dans la justice. » C’est dans ce cadre que la personnalité interrogée craint « une chasse aux sorcières », tout en assurant ne pas défendre Nagib Mikati car elle n’a pas pris connaissance du dossier. « Pourquoi les poursuites n’ont pas été engagées avant la révolte populaire et pourquoi aucun autre dossier n’a été ouvert ? » demande-t-elle, mettant en garde contre les dérives du clientélisme politique. Avant de conclure : « Demander des comptes à des adversaires du régime, en plein chaos, risque de prendre une tournure dangereuse. »
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Et quand les citoyens descendent dans la rue pour demander à tout ce staff de dégager, on crie aux complots. Même certains Libanais sont persuadés que leur idoles politiques sont blancs comme neige. Écoutons la rue et évinçons ces empêcheurs du fonctionnent de tous les systèmes: Juridiques, financiers, culturels et éducatifs pour enfin pouvoir les juger. VU?
Sissi zayyat
15 h 11, le 06 novembre 2019