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Liban - Interview

« Aujourd’hui, les Libanais se sentent trahis par la classe dirigeante »

La décision de taxer les communications via les applications de messagerie en ligne de type WhatsApp est-elle la cause directe des nombreux mouvements de protestation ? L’universitaire Karim el-Mufti donne sa lecture des événements à « L’OLJ ».

« Révolution », peut-on lire sur la main d’un manifestant, vendredi 18 octobre 2019, à Zouk Mikael au nord de Beyrouth. AFP / JOSEPH EID

La rue libanaise s’est soudainement enflammée jeudi soir après l’annonce par les autorités de sa décision de taxer les communications via les applications de messagerie en ligne de type WhatsApp. Mais cette décision, annulée dès jeudi soir par le ministre des Télécoms, est-elle pour autant la cause directe des nombreux mouvements de protestation qui ont paralysé le pays toute la nuit et qui se poursuivaient hier encore ? Pour l’universitaire Karim el-Mufti, enseignant chercheur en droit et sciences politiques à l’Université La Sagesse, les Libanais se sentent aujourd’hui trahis par leur classe dirigeante. D’où leur colère.

Une décision absurde et insignifiante
« Après avoir littéralement brûlé il y a quelques jours, le Liban brûle symboliquement aujourd’hui », souligne M. Mufti, qui voit ce grand mouvement de colère à l’instar de tous les mouvements de colère dans le monde comme « un cumul d’effets ». « La taxe sur les communications via WhatsApp n’est autre que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, dans un contexte de crise économique aiguë marquée par la fluctuation du taux du dollar sur le marché local, un taux de chômage élevé, la faillite de nombre d’entreprises privées et les atteintes aux libertés d’expression », explique-t-il. Et ce au lendemain d’incendies dévastateurs qui ont « démontré l’incurie des autorités » et de signes annonciateurs de crises du pain et de l’essence.


(Lire aussi : La rue a remis les compteurs à zéro)



« Ces mouvements de mécontentement populaires sont généralement consécutifs à une décision mineure et montrent le ras-le-bol des citoyens », résume le chercheur. Karim el-Mufti note que la décision de taxer l’usage de la messagerie WhatsApp n’est pas la première décision absurde du gouvernement qui va à l’encontre des intérêts du citoyen. « Cette bêtise des autorités est en revanche une nouvelle atteinte à la dignité du citoyen dans un contexte où le gouvernement se préparait à une politique d’austérité pour lutter contre le déficit budgétaire. Une politique injuste en matière de taxation et d’impôts, et de baisse des prestations sociales, car l’argent public est soit dilapidé, soit détourné », estime le chercheur.

La rue a donc explosé. « Elle exprime aujourd’hui son rejet de cet effort réclamé par les autorités qui apparaît comme n’étant ni justifié ni légitime », constate-t-il, estimant qu’il est « urgent d’adopter des mesures importantes, comme la lutte contre la corruption », car la conférence des donateurs pour le Liban (CEDRE) est aujourd’hui conditionnée par la mise en place de réformes structurelles. Autre aberration commise par les autorités, indique le chercheur, ce taux préférentiel de change entre le dollar et la livre libanaise accordé aux secteurs des médicaments, du pétrole et du blé. « Ce qui signifie qu’un taux différent sera forcément appliqué aux autres secteurs », souligne-t-il. S’il constate quelques menues initiatives positives, notamment dans le secteur de la lutte contre le gaspillage des deniers publics dans le secteur de la téléphonie, « ces initiatives restent vaines pour l’opinion publique qui attend une véritable avancée ». « Trop d’argent est dépensé pour rien », dénonce-t-il, donnant pour exemple « l’absurdité que représente la Direction générale du rail et ces millions de dollars dilapidés pour un département qui n’a aucune fonction et pas le moindre intérêt général ».



(Lire aussi : Le tandem Amal-Hezbollah dans la rue : réaction « spontanée » ou mot d’ordre politique ?)



Des solutions clés en main sans contrepartie
De plus, regrette l’enseignant, « les autorités se dirigent, comme d’habitude, vers des solutions clé en main, axées sur l’augmentation des taxes et des impôts, sur la privatisation et sur la réduction des aides sociales sans la moindre contrepartie ». À titre d’exemple, les 30 milliards de livres libanaises destinées à la subvention de l’habitat ont été transférées au ministère des Affaires sociales, lésant l’ensemble des secteurs de la construction et de l’immobilier. Et pour combler le déficit d’Électricité du Liban, l’État promet d’interrompre sa subvention au secteur dès 2020. Ce qui occasionnera des majorations de l’ordre de 180 % des factures d’électricité des citoyens, sachant qu’ils devront aussi régler les frais de générateur. Sans parler d’une nouvelle hausse prochaine de la TVA qui est déjà à 11 %.

D’où le refus du citoyen de se serrer la ceinture et de voir l’État le ponctionner « sans que ses efforts ne soient partagés par les autorités ». « Car, note Karim el-Mufti, le gouvernement refuse de faire des économies raisonnables qui porteraient un coup au clientélisme et aux privilèges personnels de sa classe dirigeante. » Les Libanais avaient pourtant voté en 2018 pour le Parlement actuel sur base de promesses de réformes. Ils se sentent aujourd’hui « trahis » et n’ont « pas hésité à vandaliser des symboles représentant leurs chefs communautaires et partisans pour exprimer leur colère ». « Il est donc urgent, conclut-il, que le gouvernement mette un terme à sa politique maladroite et engage un débat national sur sa politique monétaire et financière, qui implique l’ensemble des acteurs locaux, chercheurs, universitaires, experts, société civile y compris. »


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