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Culture - Entretien

« Sans May, Mary, Josephine et Marie, Gibran aurait-il été Gibran ? »

Lors d’un colloque à l’IMA, May Rihani, directrice de la chaire Gibran Khalil Gibran de l’Université de Maryland (États-Unis), a souhaité mettre en lumière la place des femmes dans la grande ombre de Gibran Khalil Gibran. Interview.

May Rihani dans la salle du colloque à l'IMA. Photo Anne Ilcinkas

« Deux systèmes d’éducation ont marqué Gibran, un au Liban et un à Boston. Et quatre femmes, majeures, ont transformé Gibran, deux Américaines et deux Libanaises. » La voix de May Rihani porte et ses mots s’envolent dans la salle comble, le 3 octobre dernier, du 9e étage de l’Institut du monde arabe à Paris. La directrice de la chaire Gibran Khalil Gibran de l’Université de Maryland (États-Unis) a fait le déplacement en ce début octobre pour s’exprimer lors de la 5e rencontre internationale Gibran organisée avec le Centre du patrimoine libanais à l’Université libano-américaine (LAU) à Paris, la ville où Gibran a perfectionné sa technique picturale pendant deux ans, entre 1908 et 1910. Pour la spécialiste de l’éducation des filles et des questions d’égalité entre les femmes et les hommes, Gibran Khalil Gibran n’aurait pas été le même sans l’influence et le rôle dans sa vie de Mary Haskell, bien sûr, mais aussi de Josephine Peabody, Marie el-Khoury et May Ziadé.

Considérez-vous que l’influence des femmes sur Gibran ne soit pas reconnue à sa juste valeur ?

L’influence des femmes sur Gibran est incroyable. Elle n’est pas tellement connue. Des intervenants (de la rencontre) ont parlé de ce que Gibran a écrit à propos des femmes, l’une l’a critiqué, l’autre l’a accepté. Mais personne n’a parlé des femmes qui l’ont influencé, qui l’ont aidé à être ce qu’il est devenu. Ces femmes ont formé Gibran. Je pose la question : sans Mary Haskell, y aurait-il eu un Gibran, le Gibran qu’on connaît, auteur du Prophète ? Sans Josephine Peabody, une poétesse américaine, aurait-il un jour écrit ? Gibran aurait peut-être été seulement peintre.

Tout le monde connaît Mary Haskell, son amie et bienfaitrice. Gibran vivait presque chez elle, à Boston. Elle lui apportait une liste de livres à lire : « On lit ce livre, on le termine et on le discute », lui intimait-elle. Tout cela est dans ses lettres, dans la correspondance. C’est fascinant. Je lis énormément et surtout les correspondances. À mon avis, les correspondances nous disent la vérité, comme elle est. Qui l’a développé, qui l’a influencé ? Des femmes, surtout des femmes !

Il n’y a pas seulement eu Mary Haskell. Gibran avait 15 ans quand il a rencontré Josephine Peabody, en 1898. Il n’écrivait pas encore. C’est elle qui l’a poussé à écrire, c’est elle qui l’a appelé « mon jeune prophète », après avoir lu une copie traduite d’un de ses premiers essais.

Et puis, il y a aussi les deux autres, les Libanaises. Quand Gibran est arrivé à New York, son ami Amine Rihani l’a introduit chez Marie el-Khoury, qui tenait un salon pour les intellectuels. Ils se sont écrits de 1908 à 1920. Il lui disait dans ses lettres : « Chez toi, c’est ma maison libanaise. » Il y mangeait de la nourriture libanaise, il y écoutait parler libanais, il y vivait une véritable ambiance libanaise.

Finalement, il est difficile de minimiser l’importance de May Ziadé, une écrivaine libanaise qui vivait au Caire, dans la vie de Gibran. La correspondance entre Ziadé et Gibran s’étale sur deux décennies et révèle une relation de nature platonique, une amitié unique et profonde entre les deux écrivains. May et Gibran ont continué à s’écrire jusqu’à la mort de celui-ci, en 1931.

Une dizaine de femmes ont joué un rôle dans la vie de Gibran, mais ces quatre-là sont les plus importantes, avec les correspondances les plus fournies, s’étalant sur des années entières. Ces quatre femmes ne l’ont pas seulement façonné mais aussi elles l’ont aidé à réfléchir, à écrire en arabe et en anglais.

Vous dirigez la chaire Gibran Khalil Gibran et menez avec vos étudiants des recherches sur le poète libanais. Comment avez-vous découvert Gibran ?

Au Liban, j’ai vécu dans une maison où, dans notre salon, il y avait le portrait de mon oncle, Amine Rihani, de Gibran et de May Ziadé. J’étais toute petite et je posais des questions à papa. Ce qui me fascinait, c’est que parmi ces trois portraits, il y avait celui d’une femme. Très jeune, je me suis mise à lire leurs livres. À 14 ans, j’avais déjà lu plusieurs essais de Gibran, commencé à lire Le Prophète et des œuvres d’Amine Rihani et de May Ziadé. Après ma maîtrise, je suis partie aux États-Unis. C’était en 1977. Depuis, j’essaie d’effectuer une visite au Liban tous les deux ans.

Vous êtes un peu partie sur les traces de Gibran en quittant votre Liban natal…

Oui, j’ai pris tous mes livres avec moi. Je n’ai pas quitté le Liban. Le Liban vit en moi. J’ai quitté la terre peut-être, mais pas la culture, pas les idées, pas la façon de vivre, pas les liens, pas les relations avec les Libanais. Je n’ai pas perdu tout cela, et surtout pas la littérature libanaise. Je lis toujours en arabe, en français et en anglais. Certes, je lis davantage en anglais, j’enseigne en anglais, je travaille en anglais, mais quand je rentre chez moi, le soir, à la maison, l’arabe est vivant. Je garde le Liban avec moi.

De quelle manière Gibran Khalil Gibran est-il pertinent aujourd’hui, particulièrement au Liban ?

En raison de son message universel et de la profonde influence sur lui des valeurs de l’Orient et de l’Occident, Gibran est certainement pertinent aujourd’hui. Il dépeint le Liban de nos aspirations, où le christianisme et l’islam cohabitent, où l’Orient et l’Occident se rencontrent. Il faut lire et relire Gibran, essayer de le comprendre, faire des conférences pour l’analyser, l’étudier à l’école et à l’université. Car ce sont ces valeurs d’amour, de respect et de compréhension de l’autre qui pourront réconcilier entre eux les Libanais. Gibran a dit en substance que les points communs entre nous et les autres sont beaucoup plus importants que les différences, et je suis tout à fait d’accord avec lui.


Pour mémoire

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