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Culture - Tendance

La nuit, tous les micros sont ouverts...

Au cours de ces dernières années, les scènes ouvertes (open mics en anglais) se sont multipliées de manière significative dans le paysage des cafés beyrouthins. Avec des collectifs en pleine expansion, des lieux culturels de plus en plus nombreux et des rendez-vous systématiquement attendus, ce phénomène qui prend de l’ampleur est-il en train de constituer une véritable fenêtre d’espoir pour toute une génération en quête de repères ?


Les scènes ouvertes favorisent la cohésion sociale de la nouvelle génération, dans un pays où les confessions et les communautés traditionnelles mettent à mal le dialogue et le sentiment d’unité. Photo DR

Qu’on observe de près ou de loin la nature dans ses mouvements les plus fondamentaux, on remarquera qu’une loi finit presque toujours par s’imposer : tout ce qui existe doit s’exprimer d’une manière ou d’une autre. Expression physique, matérielle, quand il s’agit de naître et de se maintenir dans l’espace, expression verbale et effet d’influence, pour la réalisation de soi et de sa communauté dans le temps. Que cette nécessité d’expression soit mise à mal, et c’est la promesse d’une disparition prochaine. Une plante qui cesse de croître, un animal qui ne lutte pas, un peuple qui se tait, une jeunesse dont on laisse les mots mourir : la voilà qui se condense, déborde et se propage à l’intérieur du système qui la cadenasse et la musèle. Car sur le plan collectif, s’exprimer, c’est exister.

C’est dans cette lutte pour le droit à la parole qu’il faut comprendre le récent éveil des lieux d’expression libre et l’engouement qu’ils ont suscité à Beyrouth ces cinq dernières années. « Au Liban, nous sommes dans une phase de transition sur le plan social, avec tous ces nouveaux mouvements qui émergent, qu’ils soient féministes, queer, antiracistes ou antipatriarcaux… Ces plateformes ne vont faire que grandir avec la parole des gens, les voix se feront de plus en plus fortes, jusqu’à finalement créer le changement », affirme Shaden Fakih, 1er prix OLJ/SGBL Génération Orient saison 3. À 27 ans, cette comédienne aujourd’hui reconnue a commencé par des stand-up sur des scènes ouvertes. « Les open mics sont en plein boom au Liban. Les gens osent verbaliser et sentent le besoin de le faire. Ça conduit à la visibilité, et quand il y a visibilité, il y a changement. Les gens écoutent, découvrent, se trouvent et s’identifient les uns aux autres. »

Il va de soi que les scènes ouvertes favorisent la cohésion sociale de la nouvelle génération, dans un pays où les confessions et les communautés traditionnelles mettent parfois à mal le dialogue et le sentiment d’unité. Le développement des scènes libres a été d’autant plus important que la voix des jeunes ne trouve pas sa place dans une situation politico-sociale délétère et archaïque. En conséquence, de nombreux collectifs, ONG, cafés et lieux culturels hybrides ont créé des espace communs d’expression libre au cours des cinq à dix dernières années, tels Cliffhangers, Sukon Magazine, The Poetry Pot, Radio Beirut, Fade In, Sidewalk Beirut, Haven for Artist, Station Beirut, Onomatopoeia, Awk.word, Aaliyah’s Book, Warche 13… pour ne citer qu’eux. Là, une génération se retrouve à travers tous ces visages et cherche à mieux se connaître et se comprendre : artistes, poètes, penseurs, comédiens, danseurs, musiciens, tous montent sur scène et communiquent, échangent, sortent de leur isolement, sortent finalement d’eux-mêmes, de cette torpeur écrasante que provoquent la contention et l’oppression. Car c’est bien ce que suggère l’étymologie du mot « ex-primer », c’est-à-dire sortir, s’extraire d’une pression. Ce besoin de liberté et de compréhension, on le retrouve particulièrement dans un des lieux emblématiques de la capitale qui se bat pour l’expression de toutes les libertés (notamment en ce qui concerne la communauté LGBT), le Haven for Artists. Situé à Mar Mikhaël, cet espace organise au moins une fois par mois différents genres de scènes libres autour de la poésie, comme le rappelle sa fondatrice Dayna Ash : « Nous réunissons des féministes, des penseurs, des poètes et des artistes pour parler de changement social, tout en raffermissant nos liens et la compréhension de la situation dans laquelle nous nous trouvons. »


(Pour mémoire : Génération Orient III : # 10 Shaden Fakih, comédienne, 26 ans)


Liberté, identité et fraternité

Un autre lieu, le Riwaq, incontournable de la scène culturelle beyrouthine, organise des scènes libres hebdomadaires très suivies. « Ici, le public est composé d’individus de tous les âges, mais la masse se situe essentiellement entre la vingtaine et la trentaine. Il y a vraiment de tout : des banquiers qui écrivent la nuit, des professeurs, des écrivains professionnels, des peintres, des étudiants. On découvre d’incroyables talents dans différents domaines : rap, musique, comédie, poésie, prose...

Un thème revient le plus souvent : l’identité. C’est peut-être la question la plus importante de notre génération à cause des influences simultanées de l’Occident et de la région dans laquelle nous sommes. Nous sommes aussi très différents de la génération précédente », constate quant à elle Maysan Nasser, 25 ans, fondatrice du Sidewalk Beirut. Depuis octobre 2017, ce collectif fait salle comble tous les mercredis dans le sous-sol du café Riwaq à Mar Mikhaël. Chaque semaine, de nouveaux intervenants se manifestent. « Il y a déjà une centaine de personnes qui se revendiquent de Sidewalk, et certaines montent sur scène tous les mercredis. Nous proposons aussi des scènes ouvertes à Hamra, Saïda, Jbeil, Batroun et bientôt à Tripoli », annonce-t-elle.

Une des raisons du succès des scènes libres est de donner à des individus disparates le sentiment d’appartenir à une communauté, chose pas toujours évidente quand on est créateur isolé, comme le rappelle Maysan Nasser : « Les artistes sont souvent seuls, la scène ouverte leur permet d’appartenir à une communauté. D’être entendus et vus, c’est très important. »

C’est aussi ce que révèle Sarah Houmani, 28 ans, responsable comptable et régulière aux Open Mic Sidewalk : « Je viens tous les mercredis parce que je me sens comme au sein d’une famille, en sécurité, et que je peux m’y exprimer. » En confiance, les artistes se libèrent et sont en mesure de révéler l’entière portée de leur potentiel créatif, ils peuvent s’entraîner et progresser, jusqu’à parfois être repérés et accéder à la célébrité. Ce fut le cas par exemple d’artistes comme Eminem, Lady Gaga, Grand Corps Malade et, à une autre échelle bien sûr, Shaden Fakih : « Je suis montée pour la première fois sur une scène ouverte en 2017, lors de la Beirut Pride. J’écoutais les gens partager leurs histoires, leurs pensées, et ça m’a donné envie de faire pareil. C’était la toute première fois que je parlais en public à travers l’humour. Ce fut une expérience incroyable. Ce sont les scènes ouvertes qui m’ont conduite à ma passion : la stand-up comedy. » Maysan Naser dira : « C’est grâce aux scènes ouvertes de Sidewalk que j’ai pu trouver le courage de publier mon recueil de poèmes, Don’t Tell Them. »Quant à Nabil Canaan, directeur du Station Beirut, qui accueillait en septembre 2018 la Beirut Poetry Slam, il pointe du doigt l’importance de la pluralité des sujets, notamment de certains tabous de société, que les scènes libres permettent d’aborder. « Le Station est un espace engagé qui mélange l’art et l’activisme. De fait, nous considérons les open mics très importants puisqu’il s’agit d’une forme d’art accessible à tous dans laquelle on peut dire les choses. La question des genres, de la sexualité, des maladies mentales : tous ces sujets peuvent être soulevés, et c’est important », explique-t-il.

Shaden Fakih, comme la plupart des organisateurs, voit aussi dans ces événements la possibilité de dénoncer librement. « Je ne crois pas dans la censure, mais je pense que chaque personne qui parle a une certaine responsabilité vis-à-vis de ce qu’elle dit, affirme-t-elle. Les idées qu’on lance se renforcent et se propagent. » Plus que jamais, dans un Liban bloqué par son passé et fui par sa propre jeunesse, ces idées lancées par la jeune génération doivent être entendues car elles sont autant de signes de cette impérieuse nécessité d’expression…


Pour mémoire

« Quand un chiite, un sunnite et un chrétien rient ensemble, une barrière se brise »

Qu’on observe de près ou de loin la nature dans ses mouvements les plus fondamentaux, on remarquera qu’une loi finit presque toujours par s’imposer : tout ce qui existe doit s’exprimer d’une manière ou d’une autre. Expression physique, matérielle, quand il s’agit de naître et de se maintenir dans l’espace, expression verbale et effet d’influence, pour la réalisation de...

commentaires (3)

Merci de parler de ces courants...ca donne espoir

Abi Nasr Tony

18 h 29, le 08 septembre 2019

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Commentaires (3)

  • Merci de parler de ces courants...ca donne espoir

    Abi Nasr Tony

    18 h 29, le 08 septembre 2019

  • DES TREMPLINS DE LA LIBERTE D,EXPRESSION DANS TOUS SES CHAMPS ! DE TRES BONNES INITIATIVES.

    LA LIBRE EXPRESSION

    17 h 57, le 07 septembre 2019

  • Super bonne idee que ce papier sur un phénomène peu connu en dehors des initiés. Un reportage aurait été un plus: ces lieux font-ils salle comble? Quels sont les profils de ceux qui les fréquentent? Que s'y dit-il? On compte sur vous l'OLJ!

    Marionet

    08 h 53, le 07 septembre 2019

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