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Liban - In memoriam

Jean Dalmais, le dernier des Mohicans jésuites

Avec la disparition de « l’icône » et de la « mémoire » du Collège Notre-Dame de Jamhour, c’est tout un pan de l’histoire de la Compagnie de Jésus au Liban qui s’en va.

Le père Jean Dalmais. Photo tirée de Facebook

Nous sommes certes tous égaux devant la mort. Mais, paradoxe à part, certaines disparitions font plus de mal que d’autres – dépendamment du cadre spatiotemporel dans lequel elles se produisent. Après tout, Napoléon ne disait-il pas que « les institutions sont ce qu’en font les hommes »? Après les départs successifs de trois homme d’une stature exceptionnelle – René Chamussy (octobre 2016), Hans-Peter Kolvenbach (novembre 2016) et Sélim Abou (décembre 2018) –, la Compagnie de Jésus se retrouve endeuillée une fois de plus avec le départ, jeudi, d’un autre de ses grands bâtisseurs, le père Jean Dalmais, le dernier des géants qui ont formé l’esprit et le cœur de générations entières d’hommes et de femmes au service de Dieu, de l’Homme, des Autres, de la Cité et du Liban, dans un mélange subtil d’abnégation, d’autorité, d’humilité, de noblesse, de dévouement, de foi, de science, d’humanisme, de connaissance, de discipline, d’humour et de bonté extrême.



Dans la lignée des pères fondateurs
Né en juin 1927 à Lyon, Jean Dalmais fait ses études au Collège des pères jésuites de Lyon de 1932 à 1944, puis une année de faculté avant d’entrer au noviciat des jésuites de la Province de Lyon, le 26 octobre 1945, à l’âge de 18 ans. Sa mission l’emmène une première fois au Liban en 1948, pour étudier l’arabe. Il passe ainsi deux ans à Bickfaya, au CREA (Centre religieux d’études arabe), puis un an à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Le choix du Liban est le sien, et il l’attribuera à l’influence de ses amis et compagnons libanais « qui m’ont fait aimer leur pays avant que je ne le connaisse ».

C’est le début d’une longue histoire d’amour avec le pays du Cèdre et le Proche-Orient qui va durer plus d’un demi-siècle et en faire l’un des pères fondateurs de l’une des écoles les plus prestigieuses du Liban et de la région, le Collège Notre-Dame de Jamhour.

Mais nous n’y sommes pas encore. Le jeune Dalmais est appelé au service militaire en 1951-1952, et envoyé en Afrique du Nord, en Algérie et au Maroc. Démobilisé, il entreprend des études de philosophie à Chantilly, de 1952 à 1955, avant de revenir au Proche-Orient en octobre 1955, faire un stage au Collège de Homs (Syrie) comme surveillant et professeur de français. Il reprend ensuite ses études au scolasticat de théologie de Fourvière, de 1956 à 1960, avec l’ordination sacerdotale en août 1959. Ce n’est qu’après une troisième année de noviciat en Angleterre qu’il revient au Liban définitivement, nommé au Collège de Jamhour comme préfet du premier cycle (classes de 7e à 4e).

La verte colline de Jamhour regorge à l’époque, depuis la fondation du Collège en 1950, d’une génération de prêtres de très haut niveau – notamment, mais pas exclusivement, français – qui vont former un nombre infini de générations et consolider la réputation de l’institution comme un établissement de formation des élites, selon une logique réticulaire fondée sur l’excellence et le don de soi. C’est au sein de cette équipe de pères fondateurs, qui vont faire l’histoire de Jamhour pendant plus d’un demi-siècle – Jacques Bonnet-Eymard, Alban de Jerphanion, Henri Pelissier, Jean Pérouse, Robert-Marie Louisgrand, Bernard Charvet, Robert Clément, Jean de Guilhermier, Rodolphe de Leo, Michel Gillier, Jean Groizelier, Henri de Lagrevol, Joe Buhagiar, Bernard Mathieu, Albert Mayet, Pierre Madet, Francois Nehmé, Abdallah Dagher, Camille Hechaimé, Louis Huet ou Édouard Mouracadé, entre autres – que Jean Dalmais va prendre sa place. Et quelle place ! Avec 47 ans de service en tout et pour tout, il va devenir rien moins que l’icône et la mémoire vivante du Collège… mais aussi un re-père pour les jeunes.



Entre tradition et modernité
En 1966, il devient une première fois recteur du Collège et supérieur de la communauté, jusqu’en 1972. Les jeunes en culottes courtes qui l’ont connu comme recteur autour de cette époque livrent tous un même témoignage de l’homme qui exerce son autorité comme les chefs indiens décrits par l’anthropologue Pierre Clastres dans La Société contre l’État, avec un mélange déroutant de discipline et d’humilité. Il est à la fois le prêtre, l’éducateur, le professeur de français, le recteur ou le sportif assidu, impressionne en faisant des lectures solennelles et intégrales des carnets de note traditionnels devant les élèves, mais sait aussi en même temps s’éclipser, tout recteur sérieux qu’il est et d’une façon parfaitement réformatrice, devant les chefs de troupe (ou de patrouilles !), en tant qu’aumônier scout… « Il ne faisait ombrage à personne. Sens du leadership et de la responsabilité. Il savait quand il fallait assumer et se mettre en retrait », raconte Sami Nader, scout routier à l’époque.

Sous le signe de la tradition, sa ponctualité sans failles, son horreur de la vulgarité et de l’improvisation des discours et des visites, ainsi que son rituel du samedi après-midi, trônant sur une impressionnante tribune pour diriger la prière d’envoi en week-end, marqueront les esprits des élèves durablement, évoque pour sa part son grand ami Nagy el-Khoury, qui fondera plus tard l’Amicale des anciens de Jamhour avec lui.

Mais le père Dalmais est aussi l’homme de la transition, et les élèves sont tout autant séduits et impressionnés par sa tenue altière, sa démarche toute droite, son allure sportive, son visage marqué par les traces des lunettes de ski au retour d’un week-end, sa distinction et sa simplicité. Mieux encore, il deviendra celui qui gérera la transition avec l’ouverture de Jamhour aux femmes dans les années 1970, provoquant la plus grande transformation du collège en son temps, ce que Lagrevol qualifiait d’« invasion des filles » …



Contemporain de Jean-Paul II, précurseur de François
À la fin de son mandat de recteur, il est nommé supérieur de la résidence de Damas (Syrie), où il ne reste que deux ans. Il retourne en 1974 au Collège de Jamhour comme préfet d’études, et la guerre éclate. Le père Dalmais ne quittera pas le Liban pour autant, comme nombre de ses pairs français, dont certains seront assassinés. Il a reçu en 1970 la nationalité libanaise octroyée par le président Charles Helou (il est également nommé dans l’ordre du Cèdre, grade de chevalier, en 1972), et considère désormais le Liban comme sa patrie définitive, sans pour autant renier son attachement à la France, qu’il continuera à visiter chaque été jusqu’à sa mort pour rencontrer sa famille. Mais à chaque fois que l’avion se posera sur le tarmac Liban, il dira spontanément : « Je suis chez moi! » Célébrer la messe en maronite et même en grec-melkite (chantée !) et écrire lui-même ses homélies en arabe feront d’ailleurs partie de ses spécificités de Libanais de cœur…

Les épisodes sanglants de la guerre, le père Dalmais les évoquera toujours avec des sanglots dans la voix. Avec les pères Clément et Madet, secondés par des enseignants et pédagogues solides et courageux, Jamhour tiendra le coup durant les sombres années des affrontements. Si bien qu’en 1983, il reçoit un second mandat de recteur jusqu’en 1991. En ce sens, le tandem Madet-Dalmais dirigera le navire durant les années impossibles, notamment l’invasion israélienne de 1982 et syrienne de 1990, où Jamhour, jugée trop « souverainiste », sera directement bombardée par l’artillerie syrienne, notamment lors de l’invasion du 13 Octobre. Il faudra le courage d’un Jacques Triolet, qui dormait constamment sur les lieux, pour se mettre sur la voie des chars syriens qui veulent investir l’école. « Ceci est un territoire français, vous n’entrerez pas », criera Triolet, de sa voix de stentor et dans la langue de Molière, face à la colonne de chars…

Pour le père Dalmais, l’engagement au service du Liban et de Jamhour se complétaient parfaitement. Le cadre importait certes plus que tout, mais le père Dalmais le transposait partout. Jamhour était l’incarnation de l’idée qu’il se faisait du service pour le Liban, et Jamhour pouvait donc se manifester partout et en tout. L’homme était constamment au service de la société et de l’individu, de la justice sociale et de la liberté constitutive de la personne humaine. En ce sens, il était dans l’esprit de Jean-Paul II, mais aussi précurseur du pape François.



Un témoignage éternellement vivant
En 1991, le père Dalmais quitte Jamhour pour prendre la charge d’aumônier national de la Pastorale universitaire, et en même temps d’aumônier de la faculté des sciences médicales de l’USJ, où il enseignera également la bioéthique et l’histoire des religions. Mais, en 2001, il revient au collège comme aumônier du corps professoral, assistant du recteur auprès de l’Amicale des anciens élèves, qu’il contribuera à dynamiser en sillonnant toutes les villes du monde à la rencontre de ses légions d’anciens élèves en compagnie de son complice Nagy el-Khoury – et aumônier du groupe scout. Il restera dans son institution jusqu’au bout, s’occupant tantôt de retraites ignaciennes mémorables et d’une grande spiritualité pour les anciens et les professeurs à Taanayel, tantôt comme aumônier des élèves du Petit Collège qui lui donneront le doux surnom de « Jeddo ».

L’icône de Jamhour, Jean Dalmais – 73 ans au sein de la Compagnie de Jésus et 57 ans au Proche-Orient, dont 47 à Jamhour même, cadre principal de son « épanouissement humain et spirituel » –, celui que Michel Eddé qualifiait d’« homme de Dieu » et dont l’idéal était la personne du Christ, s’est éteint jeudi à l’âge de 92 ans, joyeux et reconnaissant « d’avoir pu obtenir plus que ce qu’il avait donné » au Liban et au collège depuis 1961. Avec la disparition de celui qui est en quelque sorte le dernier des Mohicans jésuites, c’est tout un pan de l’histoire de la Compagnie et de Jamhour qui s’en va.

Mais pour tous « les hommes et les femmes pour les autres » qui l’ont connu, son message restera plus que jamais vivant dans les cœurs et les esprits, en faveur d’une « action collective en faisant toujours preuve de dévouement, de compétence, d’humilité, de respect de l’autre, de sens du service et d’ouverture au dialogue ». Modèle de droiture et d’intégrité, en toute épreuve, il va nous manquer cruellement. Qui plus est à l’heure où le Liban a plus que jamais besoin, et à tous les niveaux, de serviteurs capables « d’être généreux, de donner sans compter, de combattre sans souci des blessures, de travailler sans chercher le repos, et à se dépenser sans autre récompense que celle de savoir » qu’ils ont été cohérents dans la recherche du bien commun, de la compassion, de l’empathie, de la miséricorde, de la justice et de l’amour du prochain.

Nous sommes certes tous égaux devant la mort. Mais, paradoxe à part, certaines disparitions font plus de mal que d’autres – dépendamment du cadre spatiotemporel dans lequel elles se produisent. Après tout, Napoléon ne disait-il pas que « les institutions sont ce qu’en font les hommes »? Après les départs successifs de trois homme d’une stature exceptionnelle – René...

commentaires (6)

C'est un parfait disciple de Jesus.

Eddy

09 h 42, le 19 août 2019

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Commentaires (6)

  • C'est un parfait disciple de Jesus.

    Eddy

    09 h 42, le 19 août 2019

  • On pense à 4 hommes exceptionnels en n’oubliant pas le RP Jean Ducruet !

    Corbani Akl Nada

    21 h 11, le 17 août 2019

  • Jean Dalmais cet homme si grand si pieux que son âme repose en paix.

    Antoine Sabbagha

    11 h 34, le 17 août 2019

  • Que son âme repose en paix. Toujours present, ferme, aimable, que de qualités en ce Père Dalmais qui nous a accompagné pendant et après nos belles années a Jamhour.

    Rgkhalife

    10 h 07, le 17 août 2019

  • Mon premier contact avec le Pere Dalmais me fait encore sourire. Presque 40 ans plus tard. Alors tout jeune gamin faisant sa premiere rentree au grand college, je me retrouve a courir dans l'un des interminable couloir -quasiment un crime de lese-majeste a l'epoque- et tombe nez-a-nez avec le Pere Dalmais. Le Pere Dalmais me dit bonjour et m'appelle par mon prenom, le tout d'un air severe. Liquefie sur place (vous l'aurez tous ete) je ne sais quoi dire. C'est alors qu'il me souhaite une bonne rentree et une bonne continuation au grand college. Un petit signe de la tete et il etait parti. C'est ce melange de qualites tellement bien decrit par MHG que je retrouverai plus tard au cours des diners de l'amicale a Londres en plus d'une immense finesse intellectuelle. Je suis tres triste bien sur de sa disparition mails je suis surtout tres fier de l'avoir connu. Comme chantait l'autre: "il changeait la vie"

    Lebinlon

    09 h 01, le 17 août 2019

  • J’ai pleuré deux fois cette semaine, le jeudi de l’Assomption lorsque j’ai appris la mort du Père Dalmais, et ce matin en lisant ta chronique le concernant. Jamhourien de 1963 à 1971 (en excluant les années au Petit Collège, qui était alors à Beyrouth), j’ai fait partie de la promo 71 qui a bien connu le Père Dalmais, d’abord comme préfet puis comme recteur pour son premier mandat. Il était, dans pure tradition des grands Jésuites, à la fois un conservateur et un réformateur, sachant parfaitement discerner ce qu’il convenait de conserver et ce qu’il fallait réformer, afin de préserver l’essentiel : l'éducation des hommes, mission que le collège s’était donnée, dans l’objectif de former des élites libres et responsables pour le Liban. Et effectivement, le Père Dalmais avait rédigé en 1986 un opuscule dressant le panorama des traditions pédagogiques d’un collège jésuite. Il en identifiait alors trois caractéristiques principales : Eveiller l’intelligence Former la volonté Ouvrir à la charité Cet opuscule a charpenté le témoignage inspiré d’un des élèves de cette même promo 71 au cours de la soirée qui célébrait les 25 ans de l’AJFE, l’association des anciens de Jamhour en France et en Europe, en présence d’ailleurs du Père Dalmais, de Nagy Khoury et du nouveau recteur. Fal yakon zikrouhou mou’abbadan Requiescat in Pace

    Aractingi Farid

    06 h 54, le 17 août 2019

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