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La Consolidation de la paix au Liban - Août 2019

Une partie d’un parcours

La naissance d’une fille est différemment accueillie dans mon pays que celle d’un garçon. Je n’ai jamais accepté cette réalité et j’ai toujours refusé de composer avec elle. Ce refus précoce de cette discrimination a dicté mon parcours. D’autant que mon pays natal et lieu de résidence, le Liban, est passé tout au long de ma vie par un grand nombre de conflits, pour la plupart violents. Ils ont été couronnés par une guerre civile qui a duré 15 ans et dont les effets continuent d’annoncer une réédition de ce pénible épisode, en dépit des destructions et des maux et douleurs qu’il a engendrés.

La volonté de m’affirmer et la capacité de me distinguer ont marqué mes choix. J’étais une élève studieuse à l’école du village, pour prouver à mes parents que je n’étais pas moins douée que mon frère, qui lui avait été inscrit dans une école privée. J’ai achevé mes études scolaires dans une école secondaire publique dans une région riche de diversité. Nous nous battions à cette époque pour assurer une bonne formation scolaire aux enfants nés de parents pauvres, ainsi que pour la création de facultés spécialisées au sein de l’Université libanaise. J’étais une adepte farouche de la cause palestinienne. Puis la guerre a commencé et il y a eu désormais « eux » et «nous ». « Cette guerre nous a été imposée ». C’est ce qu’ils nous ont dit et c’est ce qu’ils leur ont dit. Cela a été effectivement dit et nous en avons été convaincus. La bataille est devenue une guerre existentielle. « L’autre » est devenu un ennemi qu’il est permis de tuer et d’éliminer.

Je ne suis pas de nature passive. Je me suis donc engagée dans la guerre. Je l’ai vécue comme une combattante convaincue de la nécessité de combattre pour ma cause « juste ». J’ai ensuite déposé les armes pour devenir une militante civile, après la naissance de ma fille. Elle m’a fait découvrir la peur, dès son premier souffle.

Pendant la guerre, la violence règne en maître. L’autoritarisme, la tyrannie aussi, alors que la paix, dans son sens large, liée à plusieurs concepts comme la stabilité et la sécurité, recule. Mais en même temps, elle trouve d’autres formes pour exister, notamment dans les petites choses de la vie. Dans la solidarité entre nous, dans l’aide que nous apportions à ceux qui en avaient besoin, comme les déplacés, par exemple. Dans un tel contexte, la femme jette derrière elle des concepts qui sont devenus lourds et encombrants, alors que tout autour d’elle était en train d’être détruit. En dépit des bombardements, des tueries, des destructions et de la mort inutile, la guerre n’a pas pu vaincre le besoin naturel des gens de vivre pacifiquement même pour des périodes intermittentes. Je n’ai jamais aimé le port des armes, mais je l’ai fait pour être l’égale des hommes et j’ai ainsi milité pour le droit des femmes à prendre une telle décision. À cause de cela, j’ai perdu de nombreux amis et proches.

J’ai travaillé à de nombreux postes et dans plusieurs domaines. J’ai coupé les cheveux des camarades au front, je leur ai achetés des vêtements et j’ai écouté Jamal, un des martyrs, avant son départ forcé. L’ironie du sort a voulu qu’il rêvait de manger de la moujaddara avec sa mère... J’ai même volé la voiture de mon père pour pouvoir transporter les nombreux blessés, un jour d’invasion... Je n’ai pleuré personne comme je l’ai fait pour Kamal Joumblatt. J’ai pleuré un rêve détruit... et les défaites se sont succédé. Pendant « la lune de miel » après mon mariage, je me faufilais en secret dans mon domicile conjugal, pour que les voisins ne remarquent pas l’absence de mon conjoint, retenu par une mission « plus noble ». Lorsqu’il rentrait à la maison, nous passions la nuit dans la peur de la séparation du lendemain. « La cause » était pour nous la plus importante, car « les grandes causes » sont le bois qui fait le feu, c’est-à-dire la guerre. L’individualité passe alors au second plan et n’est plus qu’un décor ou une scène pour les victoires ou les défaites de ces mêmes causes.

Ma fille est née en 1983 et je suis alors revenue à mon rôle « naturel » à la maison. Je suis devenue mère et j’ai basculé dans le civil, commençant ainsi une nouvelle étape. Je n’oublierai jamais ce jour où j’ai erré dans les rues comme une âme en peine, parce que mon voisin l’épicier qui me vendait les marchandises à crédit, n’avait pas de lait pour que je le donne à ma fille. Je me sentais alors encerclée par la chute de la livre libanaise sur le marché de change, incapable de subvenir à nos besoins. Beyrouth aussi était encerclée par les explosions qui visaient tel ou tel autre quartier. Les enfants jouaient dans l’entrée de l’immeuble, dès que survenait une accalmie relative. Je me souviens de la grille de l’immeuble comme des barreaux d’une prison.

En temps de guerre comme en temps de paix, les gens de mon pays ne sont pas égaux, qu’ils soient hommes ou femmes. Celui qui exerce un pouvoir bénéficie de privilèges qui l’éloignent du quotidien des autres. Ceux-ci ne deviennent alors que des chiffres, des sujets ou des personnes marginalisées. En temps de guerre, les hommes sont supérieurs aux femmes, en raison sans doute de leur force physique et de leur plus grande tendance à la violence et à l’autoritarisme. Peut-être aussi parce que la nature a donné à la femme la bénédiction de la maternité... Je ne sais pas !

C’est pourquoi les hommes, surtout ceux d’entre eux qui sont vaincus, sont les plus fragiles après la guerre... Les femmes n’ont alors d’autre choix que celui de porter le lourd poids de la reconstruction et du nettoyage des souillures qui se sont incrustées dans un semblant d’État qui a démissionné de ses fonctions.

Les enfants ont grandi et mené leurs vies. Le temps a passé et l’heure est venue de faire les bilans. Les questions ont commencé à pleuvoir. Je me suis demandée à plusieurs reprises : qu’avons-nous récolté de cette guerre ? Y avait-il réellement une « grande cause noble » qui justifiait toutes les destructions de notre pays, de notre peuple et de l’avenir de nos enfants ? De quoi avions-nous peur et de quoi eux, avaient-ils peur ?

Lorsque j’ai rencontré ceux que je voulais isoler et qui voulaient m’éliminer, nous avons tous découvert combien nous ne nous connaissions pas. Nous nous battions des deux côtés pour cacher nos peurs. Ce n’était donc pas facile d’arracher cette méfiance et de se rapprocher de « l’ennemi ». Le début de ce chemin est semé de doutes à cause de ce que nous avons appris et retenu. Ce n’était pas facile de se débarrasser de nos peurs en nettoyant notre intérieur de tout ce qui s’y était incrusté, en matière de haine de l’autre qui est différent et de volonté de l’éliminer. Il fallait donc commencer par surmonter les peurs pour arriver à travailler ensemble dans le but d’éviter une réédition de la guerre...

Après de nombreuses hésitations, la rencontre a finalement eu lieu avec « les combattants pour la paix ». Il s’agit d’un groupe d’anciens miliciens et activistes de la société civile, appartenant à tous les bords, qui se sont entendus pour jeter les fondements d’une nouvelle culture qui respecte la diversité et qui privilégie la paix sur la guerre, le dialogue sur les affrontements et l’amour sur la haine. Ce groupe est convaincu qu’il n’y a pas de vainqueur dans une guerre civile. Tous sont perdants. Cette conviction s’est forgée dans le sang et les remords.

L’un d’eux a confié : « Le monde est devenu un lieu dangereux pour y vivre. Non pas parce qu’il regorge de méchants, mais plutôt parce que les autres ne font rien pour combattre ce fait ».

C’est pour cette raison que je suis aujourd’hui une combattante pour la paix.

Nous ne serons jamais identiques, ni dans la couleur, ni dans le sexe, ni dans l’appartenance religieuse, politique ou simplement affective. Les fleurs dans les champs se distinguent par leurs formes et leurs couleurs différentes. C’est pourquoi d’ailleurs nous avons toujours hâte que le printemps arrive... Même l’automne est beau dans son dénuement qui donne un nouvel aspect aux arbres et leur offre de nouvelles options. Toutes les créatures ont été créées différentes dans ce monde. Dans leurs genres, leurs approches et leurs modes de vie. Traitons ensemble selon les règles de la nature. Écoutons sa grandeur faite de diversité et... protégeons-la.


* Militante pour la paix 


Les articles, enquêtes, entrevues et autres, rapportés dans ce supplément n’expriment pas nécessairement l’avis du Programme des Nations Unies pour le développement, ni celui de L'Orient-Le Jour, et ne reflètent pas le point de vue du Pnud ou de L'Orient-Le Jour. Les auteurs des articles assument seuls la responsabilité de la teneur de leur contribution.





La volonté de m’affirmer et la capacité de me distinguer ont marqué mes choix. J’étais une élève studieuse à l’école du village, pour prouver à mes parents que je n’étais pas moins douée que mon frère, qui lui avait été inscrit dans une école privée. J’ai achevé mes études scolaires dans une école secondaire publique dans une région riche de diversité. Nous nous...

commentaires (1)

Je cite : ""La naissance d’une fille est différemment accueillie dans mon pays que celle d’un garçon. Je n’ai jamais accepté cette réalité et j’ai toujours refusé de composer avec elle. Ce refus précoce de cette discrimination a dicté mon parcours."" Mais quel témoignage ! Sujet souvent abordé, mais reste d’actualité tant que n’évoluent les mentalités. Et combien est légitime votre engagement ! C’est à votre honneur. L’écart est frappant entre celles qui sont sur cette voie, et d’autres femmes, sans les stigmatiser bien sûr, tiennent le même discours à l’égard d'autres femmes, à la limite du reproche, quand elles donnent naissance à une fille. Nous sommes hélas au XIXème siècle, et ceux qui ont lu Madame Bovary se souviennent de ce passage quand, apprenant qu’elle avait une fille, ""elle tourna la tête et s’évanouit""… Nous ne sommes pas encore dans ces pays où l’on enterre les filles à la naissance… C.F.

L'ARCHIPEL LIBANAIS

17 h 22, le 19 août 2019

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Commentaires (1)

  • Je cite : ""La naissance d’une fille est différemment accueillie dans mon pays que celle d’un garçon. Je n’ai jamais accepté cette réalité et j’ai toujours refusé de composer avec elle. Ce refus précoce de cette discrimination a dicté mon parcours."" Mais quel témoignage ! Sujet souvent abordé, mais reste d’actualité tant que n’évoluent les mentalités. Et combien est légitime votre engagement ! C’est à votre honneur. L’écart est frappant entre celles qui sont sur cette voie, et d’autres femmes, sans les stigmatiser bien sûr, tiennent le même discours à l’égard d'autres femmes, à la limite du reproche, quand elles donnent naissance à une fille. Nous sommes hélas au XIXème siècle, et ceux qui ont lu Madame Bovary se souviennent de ce passage quand, apprenant qu’elle avait une fille, ""elle tourna la tête et s’évanouit""… Nous ne sommes pas encore dans ces pays où l’on enterre les filles à la naissance… C.F.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    17 h 22, le 19 août 2019

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