Ce fut un matin au goût de cendre. Les néo-croisés ont fait valoir leur cause en empêchant le concert d’avoir lieu. Leur cause et ses quatre piliers. Un : « Quand on s’attaque aux symboles de l’islam, les musulmans, eux, savent se défendre. On ne va pas se laisser faire comme des poules mouillées. » Deux : « Si on lâche la bride aux artistes, ils seront capables de décorer les églises avec des cuvettes de WC. » Trois : « Une affabulation selon laquelle le groupe, au choix ou en vrac, sert le sionisme, s’adonne à des messes noires avant de monter sur scène, incite les jeunes à l’homosexualité (sic ! ), les pousse à la prise de drogues, à l’adoration du diable et de Lilith et, pour finir, au suicide. » Quatre : « Les images saintes sont intouchables. »
Ceux qui ont tenté de raison garder dans ce débat hystérique se posent des questions d’une toute autre nature. Le groupe Mashrou’ Leila s’est produit sans aucun problème en 2016 sur la scène même qui lui est aujourd’hui interdite, et même les deux années suivantes à Ehden, fief par excellence de la communauté maronite. Le vocaliste Hamed Sinno ne faisait déjà aucun mystère de son homosexualité. Et il avait déjà partagé sur sa page Facebook l’essai de Scott Long sur les icones gay, illustré d’un collage du portrait de Madonna sur une icône byzantine. Le répertoire du concert comprenait déjà les chansons incriminées, tirées du dernier album du groupe, Ibn el Leyl.
Que signifie le timing de cette campagne qui a déchaîné tant de fureur, lancée par un illuminé et relayée successivement par le clergé et les deux grands partis chrétiens jusqu’à mobiliser la Sécurité de l’État ?
Il révèle d’abord qu’un bouleversement profond et insidieux s’est produit, ces trois dernières années, au sein de la population chrétienne. Celle-ci manifeste tout à coup un repli et un durcissement qu’on ne lui avait pas connus depuis longtemps. À titre d’exemple, les statues de saints de plus en plus monumentales qui s’érigent ici ou là sont aussi bien des expressions ostentatoires de la foi que des marqueurs territoriaux. La publication, il y a quelques jours, par un organisme indépendant, de statistiques dont il ressort qu’au Liban, tous les rites chrétiens réunis constituent une population à peu près égale en nombre à chacun des grands groupes mahométans, a dû faire frémir plus d’un, dans un contexte où les minorités craignent pour leur survie.
La peur, on ne l’apprend à personne, est le combustible de la haine. Sur cette ficelle, vieille comme l’humanité, réussissent encore à tirer des partis politiques incapables de répondre aux besoins vitaux de leurs électeurs et un clergé miné de l’intérieur, tout aussi impuissant à rassurer ses ouailles. D’où le choix des uns comme des autres de pousser à la roue et prendre la tête de la meute sanguinaire, redorant ainsi à peu de frais leur blason rouillé.
Inutile alors de chercher plus loin les causes du lynchage d’un groupe de jeunes musiciens dont l’un des péchés mortels est la diversité, puisque ses membres appartiennent à la plupart des confessions du tissu libanais ; et l’autre la différence, incarnée par un Hamed Sinno qui assume sans complexe sa nature homosexuelle quand celle-ci, au regard d’une société conservatrice, devrait être vécue dans le mensonge, la honte et l’autoflagellation.
Alors, tout à coup, on cherche dans le registre de Mashrou’ Leila de quoi justifier une attaque sans fondement en isolant paroles et images de leur contexte. Pire que tout, innocenté par la justice, le groupe a été condamné par le clergé qui a eu le dernier mot, et le ministère de l’Intérieur n’a rien fait pour assurer la tenue et la sécurité de l’événement, annulé pour « éviter une effusion de sang » (à ce point !).
Serons-nous désormais gouvernés par les religions ? Cet incident annonce-t-il une ère, plus sombre encore que celle des guerres, où la tolérance n’aura plus jamais sa place ? Tout est à recommencer, et la lutte s’annonce âpre et longue pour les partisans d’un Liban ouvert et pluriel qu’ils ne reconnaissent plus.
commentaires (16)
Connaissant bien le LIBAN, j'espère que l'auteur de cet article "Fifi ABOU DIB" est bien gardée. Bravo Madame ! J.C.R.
REBOURS Jean-Claude
14 h 56, le 02 août 2019