La vie serait tellement merveilleuse si nous savions seulement quoi en faire.
Greta Garbo
Si chères lectrices, si chers lecteurs,
D’abord, pardon pour ce je : il est effectivement vain, grotesque et détestable. Mais j’ai tourné et retourné le problème dans tous les sens. Aucune solution de rechange. Ainsi soit ce je, donc – pour une première fois, sans doute, pour la dernière, sûrement.
Ma vie durant, j’ai adoré les parenthèses. Pas uniquement pour l’esthétique typographique – vous le savez : tantôt vous les avez haïes à cause de moi, ces parenthèses, tantôt vous en avez (sou)ri –, mais aussi et surtout pour ce qu’elles représentent. Je suis convaincu que notre existence est faite d’une suite infinie de ces parenthèses qu’on ouvre, puis qu’on ferme, au bout d’une heure, de trente mois ou de vingt ans. Parce que toute chose, aussi belle et bonne, aussi somptueuse et féconde soit-elle, a une fin.
Je (ne) quitte (pas) L’Orient-Le Jour. Depuis février 2000, ce journal, le plus vieux encore en exercice au Liban, cette famille, que je me suis choisie par hasard, m’a (re)fait, m’a donné un arc et des flèches magiques, une cible, une direction, une mission de vie, des responsabilités et de nouveaux sens. Depuis février 2000, L’Orient-Le Jour m’a donné infiniment plus que je ne lui ai donné, et cela, c’est pour la vie.
Je quitte le journalisme. En vingt ans, ce métier et moi avons connu la plus passionnée, la plus intense et probablement la plus dangereuse des liaisons. Pardon, encore, de vous ennuyer avec des détails oiseux, mais cet amoureux transi d’histoires (à raconter, à lire, à écouter, à regarder et à partager) que j’ai toujours été et que je serai toujours ; cet enfant de 4 ans qui savait à peine parler et qui dévorait Racine sans rien y comprendre juste parce que le titre, Mithridate, et les mots à l’intérieur le fascinaient ; cet adolescent, puis cet adulte, jumeau astral et nain du dieu géant Rimbaud, fou à lier de Dostoïevski et de Shakespeare, de David Bowie et de Barbara, de Stanley Kubrick et de Luis Buñuel, de Catherine Deneuve et de Jeanne Moreau, de Hieronymus Bosch et de Francisco Goya, de Saint Laurent et de Rei Kawakubo, d’Antonio Gaudi et d’I.M. Pei, et de tant d’autres ; ce petit garçon littéralement fasciné par la géopolitique et la diplomatie avait trouvé dans le journalisme (et dans L’Orient-Le Jour) le vecteur idéal, le véhicule parfait, pour, à son tour, tellement moins bien qu’eux mais de toutes ses forces, raconter, induire et partager avec vous d’autres histoires. Mais…
Mais vingt ans (pile) d’amour, c’est sans doute l’amour fol, comme disait l’autre géant, mais au bout de vingt ans d’amour aussi radical, aussi extrême, aussi enflammé et irraisonné, on perd le goût et de l’eau et de la conquête, et on comprend, finalement, que le pire piège pour ces amants terribles que ce métier et moi avons été, c’est de vivre en paix, c’est de se déchirer un peu plus tard, c’est de protéger moins nos mystères, c’est de laisser moins faire le hasard, c’est de vivre constamment une tendre, mais insupportable, mais délétère, mais insidieuse, guerre. Une guerre vampire.
Si chères lectrices, si chers lecteurs,
Alors, je le quitte, ce métier sublime. Convaincu. Forcément apaisé – même sans savoir où je vais et, surtout, sans savoir de quoi j’ai envie. À une exception près…
La seule chose dont j’ai envie lorsque je pense à ce métier, c’est de fêter avec vous, en 2024, les 100 ans de L’Orient-Le Jour. Puis en 2034, ses 110 ans. Puis en 2044, ses 120 ans. Etc. La seule chose dont j’ai envie lorsque je pense à ce métier, c’est de continuer à entendre et lire vos critiques, positives et négatives toujours, mais jamais gratuites ou complaisantes. C’est de vous voir vous abonner, au papier et en ligne, de plus en plus nombreux chaque jour. Pas par amour ou par pitié, parce que la situation de la presse est désastreuse, mais par conviction et gourmandise. Convaincu(e)s que vous et nous défendons les mêmes valeurs : un Liban souverain, indépendant, libre, une nation cimentée par les mêmes priorités et les mêmes urgences, un État (de droit) fort, débarrassé de toutes ses milices, qu’elles soient en tee-shirts noirs ou en cravate, un pays où les libertés publiques sont sacralisées et sanctuarisées, un pays où chaque citoyen, avec les droits et les devoirs qui sont les siens, indépendamment de son appartenance communautaire ou de ses préférences, toutes ses préférences, est traité avec la même équité, le même zèle, la même rapidité. Gourmand(e)s de lire et relire ces histoires que les membres de la rédaction, du marketing et de l’administration vous racontent, dans chaque édition, dans chaque rubrique, politique, sociétale, culturelle, économique, sportive, au Liban et dans le monde – des histoires que vous ne lirez nulle part ailleurs, et sûrement pas racontées de la même façon. Gourmand(e)s, aussi, de participer à tous ces événements que L’Orient-Le Jour essaie, le plus régulièrement possible, de monter pour vous, pour que vous aimiez de nouveau votre pays, pour que vous le parcouriez de nouveau, pour que vous soyez conscients de ses richesses, de la créativité et du talent de sa jeunesse et de la résilience de ses aînés, que vous habitiez Beyrouth, Paris, Abidjan, Montréal, Buenos Aires ou Sydney.
Si chères lectrices, si chers lecteurs,
Je quitte le journalisme, mais je ne quitte pas L’Orient-Le Jour. Comme chaque membre de cette famille qui m’a précédé depuis 1924 et qui me suivra, chaque personne avec laquelle j’ai travaillé durant ces deux décennies, que j’ai embauchée, que j’ai aidée à se surprendre et grâce à laquelle j’ai tellement appris, chacun(e), un(e) par un(e), des pères fondateurs Georges Naccache et Michel Chiha au plus assidu des stagiaires, avec une pensée particulière pour celui qui m’a tout enseigné, Issa Goraieb, je laisserai une trace, une griffe, un fantôme souriant, un legs, des tics, des TOC, peu importe. Chaque personne qui a eu le bonheur et l’honneur de signer un article, de diriger un service ou le journal dans son ensemble et de contribuer à la pérennité de cette institution vous dira la même chose: sans L’Orient-Le Jour, tout, du Liban en tant que tel à notre parcours personnel en passant par l’évolution des mentalités dans ce pays, tout aurait été beaucoup plus insignifiant.
Et L’Orient-Le Jour, tout le monde le sait, c’est vous, si chères lectrices, si chers lecteurs. Nous ne vous avons jamais caressés dans le sens du poil, nous ne nous y résoudrons jamais, mais c’est pour vous que nous faisons, tout, et sans vous, rien n’aurait été, rien n’est et rien ne sera.
Merci. Infiniment.
Bonne chance cher Zyad. Ton mot est touchant et sincère
07 h 53, le 04 juillet 2019