Lina Abi Rafeh, directrice exécutive de l’Arab Institute for Women (AIW) de la Lebanese American University, un institut vieux de 46 ans. Photo AIW
Elle compte parmi les 100 personnes les plus influentes au monde en matière de politique des genres pour l’année 2018. Cette liste a été établie par la plateforme Apolitical, qui regroupe le président français, Emmanuel Macron, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, et la jeune activiste pakistanaise pour l’éducation des femmes, Malala Yousafzaï, Prix Nobel de la paix. Lina Abi Rafeh, libanaise, directrice exécutive du centre de recherche Arab Institute for Women (AIW) rattaché à la Lebanese American University (LAU), est de ces féministes pures et dures qui n’ont pas peur de dire les choses telles qu’elles sont, de dénoncer notamment le classement déplorable du Liban en matière de droits des femmes. « Le Liban figure parmi les dix pires pays au monde pour les femmes », regrette-t-elle, quitte à faire grincer des dents, à se voir accusée « d’arrogance » ou « de ne pas aimer son pays ». Depuis Vancouver où elle a multiplié les interventions, à l’occasion de la conférence internationale Women Deliver 2019 pour l’égalité des genres, cette conférencière hors pair, très applaudie par un public averti et engagé, se penche pour L’Orient-Le Jour sur la situation des femmes au pays du Cèdre.
Refus de voir la réalité en face
« Il est dommage qu’aucun engagement politique ne soit constaté en faveur des femmes, au Liban ou dans le monde arabe, dénonce-t-elle. On blâme les crises, la situation économique, le sectarisme… mais on continue d’exclure plus de la moitié de la population. Pire encore, on se considère mieux que les autres (les pays occidentaux, NDLR), alors qu’on refuse de voir la réalité en face. Et pourtant, le fossé est énorme. » Lina Abi Rafeh s’explique. La chercheuse universitaire, détentrice d’un master en économie internationale et développement de la Johns Hopkins University et d’un PhD de la London School of Economics, rappelle que la femme libanaise « ne peut prendre aucune décision au sein de son mariage et de sa famille », vu les lois communautaires patriarcales en vigueur pour « toutes les questions liées au statut personnel ». Elle dénonce « la persistance des mariages de mineures », et « l’interdiction faite aux femmes de transmettre leur nationalité » à leurs enfants et leurs époux étrangers. Elle condamne aussi « les tabous » liés à la santé reproductive et sexuelle des femmes, avec en tête « l’interdiction de l’avortement ». « Les femmes n’ont aucun droit. Non seulement elles n’ont pas les mêmes droits que les hommes, mais elles souffrent aussi d’inégalités entre elles, liées à leur appartenance religieuse », souligne-t-elle. Que dire aussi de la participation des Libanaises à la vie politique, qui « a nécessité des décennies »... pour seulement six femmes au Parlement et quatre au gouvernement? Et aujourd’hui encore, « lorsque les femmes sont invitées à choisir entre le féminisme et les intérêts de leur communauté religieuse, elles privilégient le confessionnalisme », déplore la chercheuse, évoquant « la persistance d’entraves » à l’évolution des droits des femmes, mais aussi « les nombreuses contradictions » qui caractérisent la société libanaise.
Sans aucun doute, Lina Abi Rafeh se fait du souci pour l’avenir des droits des femmes au Liban. Et demeure critique, même envers les avancées. Celle qui a fait de la cause des femmes son « projet de vie jusqu’à sa mort » et continue de mener ce combat depuis New York où elle est retournée vivre il y a un an estime que les nouvelles lois libanaises adoptées pour protéger les femmes, comme la loi contre la violence domestique adoptée en 2014, « pêchent par leurs imperfections ». « Ils ont exclu le viol familial, gronde-t-elle. Mais alors, comment ferons-nous évoluer les choses si nous ne sommes pas capables d’imposer la criminalisation du viol conjugal ? »
Apprendre aux filles que leur corps leur appartient
Lina Abi Rafeh est « révolutionnaire », elle l’assume. Pour avoir grandi aux États-Unis, où elle a, très jeune, pris conscience du « pouvoir » des mouvements féministes, de l’importance de « la liberté de choix » pour les femmes et les hommes, elle insiste sur la nécessité « de répandre le féminisme au Liban au niveau individuel », d’autant que « les droits des femmes et l’égalité des genres ne sont pas enseignés à l’école », « pas plus que l’éducation sexuelle que les jeunes découvrent malheureusement à travers la pornographie ». « On continue d’élever les fillettes libanaises en leur demandant constamment de faire attention, en leur mettant dans la tête l’idée que tout ce qui risque de leur arriver serait de leur faute, tout en leur refusant le droit de dire non, note-t-elle. En revanche, on donne carte blanche aux garçons. » « Or, il faut nommer les choses par leurs noms et dénoncer comme telle la violence masculine contre les femmes », martèle la militante. « Il faut aussi apprendre aux filles que leur corps leur appartient. Qu’elles doivent avoir le pouvoir de dire non. Qu’elles ont le droit de mettre des barrières », insiste cette Libanaise de mère palestinienne, qui a passé le plus clair de sa carrière, avant de rejoindre l’IAW il y a quatre ans, à travailler sur les questions de développement liées au genre et sur la violence faite aux femmes, et ce au sein d’agences onusiennes dans des pays comme l’Afghanistan.
Le changement ne peut venir que d’en bas
L’activiste est convaincue qu’un tel mouvement ne peut partir que d’initiatives personnelles, de défis lancés par la société elle-même, jeunesse en tête. « Lorsque les lois sont immuables, le changement ne peut venir que d’en bas », fait-elle remarquer. Elle ne manque pas de saluer, dans ce cadre, l’engagement des jeunes femmes leaders du Liban qui se sont distinguées à Vancouver par leurs idées innovantes en faveur de l’égalité des genres. « Avec l’Arab Institute for Women (AIW), qui est le plus vieil institut de recherche du monde arabe, et notre équipe d’expertes, nous sommes prêtes à assurer à ces jeunes féministes la structure et l’infrastructure nécessaires pour qu’elles développent leurs projets », promet-elle. Mais elle persiste et signe. « Cela ne veut pas dire pour autant que nous devons cesser la lutte pour un changement des lois. » « Car le progrès est difficile, reconnaît Mme Abi Rafeh. Il est illusoire et fragile au risque même d’être défait, comme on le constate aujourd’hui aux États-Unis ou dans d’autres pays au niveau de l’avortement. » D’où la nécessité « d’aller constamment de l’avant », de « ne jamais baisser les bras » et de « ne cesser de demander des comptes aux dirigeants politiques ».
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19 h 55, le 18 juin 2019