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Liban - La carte du tendre

Du haut de ces colonnes

Photo collection Georges Boustany

L’aube est blême, les militaires s’avancent, leurs pas résonnent dans l’immensité silencieuse ; la brume matinale est à peine dissipée, recouvrant le décor d’une fraîche rosée. Jetant des ombres interminables derrière les ruines, le soleil d’hiver semble se lever avec toute la mauvaise volonté du monde. On ne lui en voudra pas : le ciel est blafard et l’air glacé, personne ne penserait à profiter de ses maigres rayons. Et pourtant, il est ici chez lui, à Baalbeck, Héliopolis, la ville du soleil pour les Grecs et les Romains, et ce sanctuaire a été élevé en son honneur voici deux mille ans.

Vous avez devant vous ce qui reste du temple de Jupiter, six colonnes et quelques pierres, et en le disant on rend à peine compte de l’énormité, car ces six colonnes ont des tailles surhumaines, vingt-deux mètres de hauteur, deux mètres vingt de diamètre, elles doivent peser des centaines de tonnes et on ne s’étendra pas sur le fait qu’elles ont été apportées de très loin pour être dressées à cet endroit, faisant de ce temple le plus grand du monde romain. Rien que ça.

Pour saisir l’immensité de Baalbeck, il faut placer un homme à côté des ruines. Les cartes postales estampillées « Baalbeck, Liban » ne représentent pour la plupart que les vestiges sans aucun personnage, on dirait la chinoiserie minuscule d’un gâteau de mariage ou d’un aquarium, c’est une terrible injustice faite à cette sidérante prouesse. Mais ici, il a bien compris cette règle élémentaire, notre photographe amateur français, militaire de son état et en poste au Liban durant la dernière année de l’entre-deux-guerres : il a pris soin de réunir dans son cliché à la fois ses camarades et une partie des colonnes – quel besoin de montrer le tout quand on peut en transmettre l’impressionnante dimension ? Et l’effet est remarquable : ces hommes n’arrivent même pas à la base des colonnes qui les écrasent de leur grandeur immémoriale, ils passent comme des ombres floues dans un décor sur lequel le temps semble n’avoir aucune prise.

Cela se passe au début de 1939, il reste quelques mois de paix au monde avant la Seconde Guerre mondiale et ses plus de cinquante millions de morts. Cinquante millions ! Plus de la totalité de la population de la France à l’époque, c’est aussi impossible à appréhender que la taille de Baalbeck, toutes proportions gardées bien entendu, et on peut aisément prévoir que ces militaires seront bientôt rappelés en métropole pour défendre l’imaginaire ligne Maginot.

Ce matin dès potron-minet, ils sont partis de la base aérienne voisine de Rayak où ils avaient été envoyés après un séjour à Badaoui dans la banlieue d’Achrafieh. Le froid ambiant et l’heure précoce sont dissuasifs pour les quelques touristes qui dorment encore à l’hôtel Palmyra voisin, mais pas pour nos soldats qui sont seuls, mains dans les poches, démarche intimidée ; tout dans leur attitude sent la stupeur respectueuse, ce ne sont que des hommes après tout et cette œuvre est de dimension mégalomaniaque, titanesque, divine, les mots sont usés comme des galets et on aurait besoin de néologismes pour décrire ce qu’ils ressentent face à ces masses fuselées et d’une élégance à pleurer.

Tout autour, le paysage est purement minéral : comme pour les cadavres, le temps ne conserve que les ossements; la chair, elle, est réduite en poussière, et même ces ossements-là qui furent gigantesques, il n’en reste plus grand-chose, les secousses sismiques ont tout anéanti, il a fallu le travail de fourmi d’archéologues allemands pour redonner forme au temple de Bacchus au début du siècle dernier ; quant à celui de Jupiter, personne n’a osé y toucher, aucune technologie moderne n’en viendrait à bout, et c’est en esprit et en art que le Festival international de Baalbeck insuffle désormais vie au sanctuaire.

À l’arrière-plan, la chaîne de montagnes exhibe sa belle couleur hivernale, donnant à l’ensemble un écrin d’une dramatique beauté, on en attrape une boule dans la gorge ; du reste, nos gaillards la ressentent, cela se voit, ils ont le souffle coupé, le regard levé essayant d’embrasser la totalité de la chose pour en rapporter un souvenir à raconter aux siens, quitte à en garder un vilain torticolis ; ils repenseront encore à ce moment-là sur leur lit de mort.

La France mandataire au pied de ces ruines immortelles, quel symbole de l’impermanence des armées étrangères sur notre terre bénie ou maudite – cela dépend du point de vue… Ils sont venus, ils sont partis comme tous les autres, chacun nous a laissé des traces à la mesure de son degré de civilisation ; puissent ceux qui restent et s’accrochent en tirer une leçon salutaire, car notre contrée est une plage de sable d’où le ressac efface toutes les écritures, ne laissant à la postérité que l’essentiel, un peuple et son âme.


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commentaires (5)

Peut-etre le temple romain en face de la grotte de Afqa donne une idee de l'etat d'un temple romain qui n'est pas reconstruit : il s'agit d'une montagne, un tas de pierres en face de l'entree de la grotte de Afqa, il n'y a plus aucune colonne debout la-bas. Je pense que le travail de reconstruction de telles temples a comme desavantage qu'on risque de perdre des constructions possiblement importants d'autres civilisations comme par exemple des byzantins chretiens ou arabes musulmans qui ont apres fait leur 'maison' en haut des temples, en utilisant la construction romaine comme 'base'. C'est parfois triste de voir que beaucoup d'eglises chretiennes au Liban sont en haut de constructions romaines ou pheniciennes mais on ne peut pas detruire (comme parfois les archeologues ont fait) des eglises ou mosquees pour recuperer ce qui est en bas.

Stes David

22 h 33, le 03 mars 2019

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Commentaires (5)

  • Peut-etre le temple romain en face de la grotte de Afqa donne une idee de l'etat d'un temple romain qui n'est pas reconstruit : il s'agit d'une montagne, un tas de pierres en face de l'entree de la grotte de Afqa, il n'y a plus aucune colonne debout la-bas. Je pense que le travail de reconstruction de telles temples a comme desavantage qu'on risque de perdre des constructions possiblement importants d'autres civilisations comme par exemple des byzantins chretiens ou arabes musulmans qui ont apres fait leur 'maison' en haut des temples, en utilisant la construction romaine comme 'base'. C'est parfois triste de voir que beaucoup d'eglises chretiennes au Liban sont en haut de constructions romaines ou pheniciennes mais on ne peut pas detruire (comme parfois les archeologues ont fait) des eglises ou mosquees pour recuperer ce qui est en bas.

    Stes David

    22 h 33, le 03 mars 2019

  • Baalbeck, Héliopolis des Grecs et des Romains... Baalbeck, la ville de dieu Baal, le dieu du soleil, de la foudre, de l'orage et de la fertilité chez mes ancêtres les Phéniciens et les Cananéens. Je possède une photo Bonfils N° 114 représentant la "Pierre du Midi" (Hajar el-Hebli) que j'avais visitée en 1947 au sud de la citadelle de Baalbeck. Le guide nous avait raconté que la gigantesque pierre était destinée à être transformée en colonne pour le Temple de Jupiter... Allez savoir !

    Un Libanais

    15 h 37, le 03 mars 2019

  • En effet, cette photo est très belle pour plus d’une raison et rend hommage à la grandeur de Baalbeck, la romaine. Je me suis arrêté toutefois sur un point qui m'a saisi. « […] sur notre terre bénie ou maudite – cela dépend du point de vue… » Pour certains, cela dépend du point de vue. Pour d’autres, les choses sont plus claires. Notre terre était bénie et nous l’avons maudite. Personne d'autre que nous. Nous - les habitants, les résidents, le peuple vivant sur cette terre - avons rendu cette terre maudite. Nous n’avons pas su protéger ni la beauté ni la grâce de ce précieux bijou de coin de terre qui nous a été donné. Nous n’avons reçu que beauté, douceur, grâce et générosité. Nous n’avons donné en retour que laideur, horreurs, saleté et malheurs. Nous avons maudit cette terre en saccageant et éventrant les flancs de ses montagnes, où, d’après la légende, puisqu'il est question des Grecs et des Romains, la déesse de l’amour est venue de loin dans les airs joindre son tendre au Liban, en dégradant ses rivages, sur lesquels la légende – toujours grecque et romaine – nous dit que le dieu des dieux est venu dans les airs enlever notre arrière grand-mère, ou bien en souillant son sol fertile et fécond pour le rendre toxique et cancérigène.

    Hippolyte

    12 h 11, le 03 mars 2019

  • Très bel article. Il inspire une prise de conscience et de l'importance de l'histoire Dans notre quotidien...

    Sarkis Serge Tateossian

    12 h 02, le 03 mars 2019

  • "il a fallu le travail de fourmi d’archéologues allemands pour redonner forme au temple de Bacchus au début du siècle dernier ; quant à celui de Jupiter, personne n’a osé y toucher" - c'est un peu dommage qu'on fait des reconstructions ... cela peut devenir une sorte de falsification de l'histoire. Je pense que les archéologues allemands auraient du laisser les ruines comme ils sont sans 'redonner forme'. J'ai lu un livre sur des dommages importants qu'on a fait en Egypte a des monasteres coptes en "enlevant" les modifications coptes des temples egyptiens car pour les archeologues du 19ieme siecle, ils etaient fascines par l'Egypte antique, et ils ont ete responsable de degats importants aux patrimoine copte. C'est la meme chose au Liban, il faut respecter les eglises et mosquees et modifications que les peuples ont construit apres en haut des monuments romains au lieu de vouloir retourner a l'etat 'initial' du monument.

    Stes David

    09 h 47, le 03 mars 2019

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