L’aube est blême, les militaires s’avancent, leurs pas résonnent dans l’immensité silencieuse ; la brume matinale est à peine dissipée, recouvrant le décor d’une fraîche rosée. Jetant des ombres interminables derrière les ruines, le soleil d’hiver semble se lever avec toute la mauvaise volonté du monde. On ne lui en voudra pas : le ciel est blafard et l’air glacé, personne ne penserait à profiter de ses maigres rayons. Et pourtant, il est ici chez lui, à Baalbeck, Héliopolis, la ville du soleil pour les Grecs et les Romains, et ce sanctuaire a été élevé en son honneur voici deux mille ans.
Vous avez devant vous ce qui reste du temple de Jupiter, six colonnes et quelques pierres, et en le disant on rend à peine compte de l’énormité, car ces six colonnes ont des tailles surhumaines, vingt-deux mètres de hauteur, deux mètres vingt de diamètre, elles doivent peser des centaines de tonnes et on ne s’étendra pas sur le fait qu’elles ont été apportées de très loin pour être dressées à cet endroit, faisant de ce temple le plus grand du monde romain. Rien que ça.
Pour saisir l’immensité de Baalbeck, il faut placer un homme à côté des ruines. Les cartes postales estampillées « Baalbeck, Liban » ne représentent pour la plupart que les vestiges sans aucun personnage, on dirait la chinoiserie minuscule d’un gâteau de mariage ou d’un aquarium, c’est une terrible injustice faite à cette sidérante prouesse. Mais ici, il a bien compris cette règle élémentaire, notre photographe amateur français, militaire de son état et en poste au Liban durant la dernière année de l’entre-deux-guerres : il a pris soin de réunir dans son cliché à la fois ses camarades et une partie des colonnes – quel besoin de montrer le tout quand on peut en transmettre l’impressionnante dimension ? Et l’effet est remarquable : ces hommes n’arrivent même pas à la base des colonnes qui les écrasent de leur grandeur immémoriale, ils passent comme des ombres floues dans un décor sur lequel le temps semble n’avoir aucune prise.
Cela se passe au début de 1939, il reste quelques mois de paix au monde avant la Seconde Guerre mondiale et ses plus de cinquante millions de morts. Cinquante millions ! Plus de la totalité de la population de la France à l’époque, c’est aussi impossible à appréhender que la taille de Baalbeck, toutes proportions gardées bien entendu, et on peut aisément prévoir que ces militaires seront bientôt rappelés en métropole pour défendre l’imaginaire ligne Maginot.
Ce matin dès potron-minet, ils sont partis de la base aérienne voisine de Rayak où ils avaient été envoyés après un séjour à Badaoui dans la banlieue d’Achrafieh. Le froid ambiant et l’heure précoce sont dissuasifs pour les quelques touristes qui dorment encore à l’hôtel Palmyra voisin, mais pas pour nos soldats qui sont seuls, mains dans les poches, démarche intimidée ; tout dans leur attitude sent la stupeur respectueuse, ce ne sont que des hommes après tout et cette œuvre est de dimension mégalomaniaque, titanesque, divine, les mots sont usés comme des galets et on aurait besoin de néologismes pour décrire ce qu’ils ressentent face à ces masses fuselées et d’une élégance à pleurer.
Tout autour, le paysage est purement minéral : comme pour les cadavres, le temps ne conserve que les ossements; la chair, elle, est réduite en poussière, et même ces ossements-là qui furent gigantesques, il n’en reste plus grand-chose, les secousses sismiques ont tout anéanti, il a fallu le travail de fourmi d’archéologues allemands pour redonner forme au temple de Bacchus au début du siècle dernier ; quant à celui de Jupiter, personne n’a osé y toucher, aucune technologie moderne n’en viendrait à bout, et c’est en esprit et en art que le Festival international de Baalbeck insuffle désormais vie au sanctuaire.
À l’arrière-plan, la chaîne de montagnes exhibe sa belle couleur hivernale, donnant à l’ensemble un écrin d’une dramatique beauté, on en attrape une boule dans la gorge ; du reste, nos gaillards la ressentent, cela se voit, ils ont le souffle coupé, le regard levé essayant d’embrasser la totalité de la chose pour en rapporter un souvenir à raconter aux siens, quitte à en garder un vilain torticolis ; ils repenseront encore à ce moment-là sur leur lit de mort.
La France mandataire au pied de ces ruines immortelles, quel symbole de l’impermanence des armées étrangères sur notre terre bénie ou maudite – cela dépend du point de vue… Ils sont venus, ils sont partis comme tous les autres, chacun nous a laissé des traces à la mesure de son degré de civilisation ; puissent ceux qui restent et s’accrochent en tirer une leçon salutaire, car notre contrée est une plage de sable d’où le ressac efface toutes les écritures, ne laissant à la postérité que l’essentiel, un peuple et son âme.
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Peut-etre le temple romain en face de la grotte de Afqa donne une idee de l'etat d'un temple romain qui n'est pas reconstruit : il s'agit d'une montagne, un tas de pierres en face de l'entree de la grotte de Afqa, il n'y a plus aucune colonne debout la-bas. Je pense que le travail de reconstruction de telles temples a comme desavantage qu'on risque de perdre des constructions possiblement importants d'autres civilisations comme par exemple des byzantins chretiens ou arabes musulmans qui ont apres fait leur 'maison' en haut des temples, en utilisant la construction romaine comme 'base'. C'est parfois triste de voir que beaucoup d'eglises chretiennes au Liban sont en haut de constructions romaines ou pheniciennes mais on ne peut pas detruire (comme parfois les archeologues ont fait) des eglises ou mosquees pour recuperer ce qui est en bas.
22 h 33, le 03 mars 2019