C’est une jeune « executive » qui vient de Dubaï où sont désormais basées les grandes entreprises qui n’ont plus d’antennes au Liban. Je tiens régulièrement avec elle, depuis quelques années, une réunion de travail saisonnière. Nos rendez-vous beyrouthins ont lieu en général dans le hall d’un palace regardant la mer et dont le luxe, écrasant au premier abord, se banalise à en devenir navrant dès qu’un ange passe et vous décille, éclairant d’un jour cruel la moquette imperceptiblement défraîchie, les œuvres de troisième ordre alignées sur les murs, les meubles encombrants affublés d’or et de laque, le service aussi affété que malhabile. C’est toujours là qu’elle m’attend, éternelle trentenaire, rose, pimpante et radieuse, souriant des yeux et des mains, parfaite incarnation de son statut de responsable des relations publiques selon le code rigide qu’elle a dû lire et approuver en signant son contrat d’embauche.
Bizarrement, notre dernière rencontre avait eu pour cadre, à défaut du sempiternel palace, un adorable hôtel de charme, immeuble centenaire et quartier traditionnel. Je n’avais pas eu droit à ce sourire qui naguère l’étirait tout entière, ni au rayon « rose-PR » de ses pommettes qui, d’habitude, me signale son bonheur extatique et réglementaire de me revoir. Quelque chose de brisé dans la voix un affaissement des traits exprimait une sorte de défaite. Elle m’avait raconté son désarroi d’être logée dans un lieu aussi ancien – avec un long accent sur le « o » de « old » et le mouvement nerveux des mains qui va avec –, dans ces meubles qui ont vécu, ces murs qui semblent avoir une âme, et de prendre cet ascenseur dont la cage vient d’un autre âge (oui, mais la mécanique est neuve !). La nuit fut terrible. Des bruits de pas, « peut-être des fantômes », avait-elle murmuré en écarquillant les yeux, en s’éventant avec le menu du petit déjeuner… À Dubaï, m’affirmait-elle, on n’a pas d’histoires, ni au pluriel ni au singulier. Pas de vieux, pas de pauvres, pas de malades, pas de morts. Pas de fantômes. Et ce qui est usé est remplacé. Pour cette native de l’émirat parfait, déchue d’un cinq étoiles comme on tomberait d’une constellation, l’imparfait est absent de toute conjugaison.
En décembre dernier, le souverain de Dubaï avait pourtant confié qu’il avait lui-même grandi à Beyrouth, à une époque où notre ville représentait un modèle sur lequel il avait rêvé de développer sa cité idéale. À la différence qu’il a choisi d’encapsuler cette Utopie dans un éternel présent en vertu duquel chaque matin est le premier matin. Ces îles qu’on en a fait surgir de main d’homme ne sont-elles pas, sur cette planète saturée, les ultimes terres vierges ? Voilà qui laisse songeur. Ainsi, pareils aux paradis des légendes, les paradis contemporains n’ont pas d’hier et leur existence est conditionnée par un déni du temps. Gare donc à l’Arbre défendu dont nous autres, Libanais, avons mordu le fruit jusqu’au trognon et avalé les pépins. Fruit de la Connaissance, dit-on, qui ne nous apprit finalement que la vanité de notre condition humaine. Nous ne prêtons même plus attention aux spectres qui nous hantent. Nous aimons, c’est notre faiblesse, nos vieux murs et nos souvenirs. Et quand Dubaï manque d’idées par manque de mémoire, c’est finalement nous qu’il envoie chercher.
commentaires (7)
Si les libanais avaient empêché la guerre civile de 1975 sur leur territoire, les autres pays de la région ne seraient pas devenus ce qu'ils sont devenus en termes d'expansion économique.
Shou fi
18 h 46, le 14 mars 2019