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Liban - La carte du tendre

Un matin particulier

Photo : collection Georges Boustany

Elle est couchée, ce n’est pas très rassurant. On attend autre chose d’une femme, jeune de surcroît, qu’une présence paresseuse au lit, surtout en ce début des années 1950 ; on se dit alternativement qu’elle est malade, la pauvre (a-t-on idée de vouloir immortaliser le malheur ?) ou qu’elle fait la grasse matinée (suprême scandale) pendant que le mari sue sang et eau pour rapporter du pain au ménage. Elle se prélasse alors qu’elle devrait courir pour lui préparer de bons petits plats. C’est honteux, persifleront les belles-mères, oubliant qu’il a bien fallu que quelqu’un la prenne, cette satanée photo, et certainement pas Louisa qui, à cette heure-là, a été faire les courses pour préparer le déjeuner.

Par la fenêtre largement ouverte au monde, le jour est levé. Une douce lumière caresse la scène : c’est probablement l’été, la température est clémente, on apprécie ce petit air matinal qui assainit la pièce, d’autant que les terrasses de pierre visibles à l’extérieur indiquent qu’on est en montagne, dans un climat où il fait bon se reposer sous les pins parasols à l’arrivée de la saison chaude. D’ailleurs, on en voit un où va bientôt se produire un chœur de cigales.

La femme est donc au lit et semble apprécier ce moment d’une manière insolite. Sa pose est presque aguichante, voire licencieuse, tête penchée, lèvres empourprées, cheveux tirés, visage comme gonflé de plaisir, un maelstrom de sentiments qui laissent perplexe ; et que fait-elle ? Elle soulève sa chemise de nuit d’une façon équivoque qui frise l’indécence, découvrant son sein gauche.

À sa décharge, il y a là un détail minuscule qu’on n’avait même pas remarqué au premier coup d’œil : un petit quelque chose dont on aperçoit à peine un rien, et qui pourtant, alors qu’il vient tout juste d’y venir, est déjà pour ses parents tout au monde.

Elle est bien jeune cette mère, comme l’exige l’époque, jeune et sans doute épuisée par une nuit de parturition qui vient clore dans une apothéose de supplices neuf longs mois d’attente angoissée. Comme depuis que l’humanité existe, pendant neuf mois, une éternité, l’on ne sait pas ce qu’on attend ni dans quel état on va le trouver, et le mystère est à peine levé qu’il faut devenir maman tout aussitôt, confier le téton à cet inconnu, nourrir cette bouche vorace qui hurle déjà sa déception d’avoir tant attendu pour en arriver là, à ce monde froid et vide et perpétuellement au bord du gouffre.

Les photos de nos aïeux où la mère donne le sein à son nouveau-né sont inhabituelles et celle-ci est un rare témoignage de ce matin particulier. Une sainte pudeur explique cette rareté, car il ne suffit pas pour le mari d’appuyer sur le déclic, il faut ensuite confier l’intimité de son épouse et donc son propre honneur au studio du coin où un apprenti puceau la manipulera afin d’en faire un tirage. Quand on sait que ce dernier pourra être dupliqué ad libitum et offert à la vue de tous les indélicats qui vous connaissent pour peu que l’éthique n’y soit pas, on réalise quelle souveraine appréhension cet homme a dû surmonter pour immortaliser ce moment-là.

Et pourtant il a osé, sa fierté d’être papa balayant toutes ses barrières psychologiques. La photo murmure l’amour admiratif qu’il voue à sa femme devenue mère, car c’est cela l’objet principal de cette prise. Entre le fantôme du photographe et ses sujets, la famille est réunie pour toujours et l’on se sent de trop. Bien sûr, il se tient à distance respectueuse et l’on n’y verrait que du feu sans nos scanners modernes. Mais quelle différence avec notre pratique photographique actuelle, pensez-vous : avec nos mobiles intelligents qui prennent de magnifiques photos digitales, on peut se permettre de gros plans indécents et même des films obscènes faits maison et destinés à mourir avec nos disques durs. Notre mari téméraire, lui, se tient suffisamment loin pour que la scène soit seulement suggérée et c’est déjà beaucoup.

Ce matin, après une nuit d’attente à enchaîner les clopes dans un nuage de locomotive, il s’est présenté le cœur battant avec un panier d’osier rempli de roses blanches qu’il a posé sous la fenêtre et, se tournant vers son épouse, a découvert un petit ange tout à sa tétée. Il n’a pu résister ; elle s’est prêtée de bon cœur à cette folie, trop épuisée pour s’opposer et probablement émue d’une telle passion à une époque où les hommes jouaient aux beaux ténébreux.

Qui sont ces inconnus qui partagent ainsi à leur corps défendant leur plus intime félicité ? Des inconnus justement, et c’est là la définition d’une photographie vernaculaire et ce qui la distingue des photos de famille que vous conservez dans vos greniers. Les personnages de ce cliché n’ont plus de nom mais ils nous offrent un moment d’intime complicité qu’en archéologues amateurs et mateurs nous nous devions d’apprécier.


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commentaires (9)

Il s'agit bien entendu d'une chambre d'hôpital: l il est bien indiqué que le mari à patienté toute la nuit et s'est "présenté" le lendemain matin avec son bouquet. Le lit est clairement un lit d'hôpital ainsi que les chaises fonctionnelles et la fenêtre. Ce texte se veut un hymne à la jeune maman à travers les âges et aux souffrances qu'elle endure pour donner la vie, le tout vu sous l'angle de la recherche et de l'évolution des mœurs photographiques.

Georges Boustany

11 h 17, le 10 décembre 2018

Tous les commentaires

Commentaires (9)

  • Il s'agit bien entendu d'une chambre d'hôpital: l il est bien indiqué que le mari à patienté toute la nuit et s'est "présenté" le lendemain matin avec son bouquet. Le lit est clairement un lit d'hôpital ainsi que les chaises fonctionnelles et la fenêtre. Ce texte se veut un hymne à la jeune maman à travers les âges et aux souffrances qu'elle endure pour donner la vie, le tout vu sous l'angle de la recherche et de l'évolution des mœurs photographiques.

    Georges Boustany

    11 h 17, le 10 décembre 2018

  • Mercii à Georges Boustany d'avoir retrouvé cette magnifique photo (on aimerait d'ailleurs les récupérer en plus haute définition...), et merci Marie-Hélène et Eleni d'avoir identifié que c'était plutôt une chambre d'hôpital.

    Aractingi Farid

    08 h 04, le 10 décembre 2018

  • Je me souviens toujours quand j'étais tout enfant Tu me berçais le soir pour m'endormir , Maman ö Mama, Ô Mama, Maman , Maman ! Tu me berçais le soir dans tes bras tendrement. ... ... Car l'amour d'une mère est toujours le plus grand. Tino Rossi (1949).

    Un Libanais

    13 h 21, le 09 décembre 2018

  • N'est pas Gilles Khoury qui veut.

    Tina Chamoun

    12 h 09, le 09 décembre 2018

  • Hélas, je n'ai pas pu comprendre où veut venir l'article ? Toutefois la photo est très parlante, on peut y trouver beaucoup de symboles, évoquant les liens inter générationnel, le lien mère enfant, la fortune dont elle peut permettre un séjour en clinique et un accouchement sécurisé, la poésie des roses, la photo argentique qui évoque les années d'une formidable époque.... Le rôle géniteur de la femme mais aussi son émancipation, sa protection apaisante de l'enfant et de la famille ... Magnifique photo.

    Sarkis Serge Tateossian

    11 h 12, le 09 décembre 2018

  • L,INDECENCE C,EST D,AVOIR ECRIT UN TEL ARTICLE SUR UNE MERE SUR SON LIT D,HOPITAL AVEC TOUS LES PROBLEMES DE SANTE ET PSYCHOLOGIQUES QUE PEUT-ETRE ELLE ENDURAIT D,OU SON EXPRESSION DESINTERESSEE ! 3AYB !

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 14, le 09 décembre 2018

  • Moi je dirais plutot que la photo est prise a l’hopital . Un photographe propose ses services a l’etage des nouveaux nes. Ce n’est pas le mari qui fait la photo,sinon elle lui aurait souri ,complice. Il est absent ,en voyage dans un pays où il fait fortune, Afrique ou Bresil ....et cette photo lui sera surement envoyee .

    Marie-Hélène

    21 h 06, le 08 décembre 2018

  • On dirait une chambre d'hôpital très chic , 5 étoiles

    Eleni Caridopoulou

    18 h 50, le 08 décembre 2018

  • L'amour d'une mère à son enfant est ce qui nous unit à travers les âges les sociétés les religions, les idéaux politiques et tout nos différents... Que nos mères soient toujours avec nous...

    Wlek Sanferlou

    17 h 38, le 08 décembre 2018

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