Elle est couchée, ce n’est pas très rassurant. On attend autre chose d’une femme, jeune de surcroît, qu’une présence paresseuse au lit, surtout en ce début des années 1950 ; on se dit alternativement qu’elle est malade, la pauvre (a-t-on idée de vouloir immortaliser le malheur ?) ou qu’elle fait la grasse matinée (suprême scandale) pendant que le mari sue sang et eau pour rapporter du pain au ménage. Elle se prélasse alors qu’elle devrait courir pour lui préparer de bons petits plats. C’est honteux, persifleront les belles-mères, oubliant qu’il a bien fallu que quelqu’un la prenne, cette satanée photo, et certainement pas Louisa qui, à cette heure-là, a été faire les courses pour préparer le déjeuner.
Par la fenêtre largement ouverte au monde, le jour est levé. Une douce lumière caresse la scène : c’est probablement l’été, la température est clémente, on apprécie ce petit air matinal qui assainit la pièce, d’autant que les terrasses de pierre visibles à l’extérieur indiquent qu’on est en montagne, dans un climat où il fait bon se reposer sous les pins parasols à l’arrivée de la saison chaude. D’ailleurs, on en voit un où va bientôt se produire un chœur de cigales.
La femme est donc au lit et semble apprécier ce moment d’une manière insolite. Sa pose est presque aguichante, voire licencieuse, tête penchée, lèvres empourprées, cheveux tirés, visage comme gonflé de plaisir, un maelstrom de sentiments qui laissent perplexe ; et que fait-elle ? Elle soulève sa chemise de nuit d’une façon équivoque qui frise l’indécence, découvrant son sein gauche.
À sa décharge, il y a là un détail minuscule qu’on n’avait même pas remarqué au premier coup d’œil : un petit quelque chose dont on aperçoit à peine un rien, et qui pourtant, alors qu’il vient tout juste d’y venir, est déjà pour ses parents tout au monde.
Elle est bien jeune cette mère, comme l’exige l’époque, jeune et sans doute épuisée par une nuit de parturition qui vient clore dans une apothéose de supplices neuf longs mois d’attente angoissée. Comme depuis que l’humanité existe, pendant neuf mois, une éternité, l’on ne sait pas ce qu’on attend ni dans quel état on va le trouver, et le mystère est à peine levé qu’il faut devenir maman tout aussitôt, confier le téton à cet inconnu, nourrir cette bouche vorace qui hurle déjà sa déception d’avoir tant attendu pour en arriver là, à ce monde froid et vide et perpétuellement au bord du gouffre.
Les photos de nos aïeux où la mère donne le sein à son nouveau-né sont inhabituelles et celle-ci est un rare témoignage de ce matin particulier. Une sainte pudeur explique cette rareté, car il ne suffit pas pour le mari d’appuyer sur le déclic, il faut ensuite confier l’intimité de son épouse et donc son propre honneur au studio du coin où un apprenti puceau la manipulera afin d’en faire un tirage. Quand on sait que ce dernier pourra être dupliqué ad libitum et offert à la vue de tous les indélicats qui vous connaissent pour peu que l’éthique n’y soit pas, on réalise quelle souveraine appréhension cet homme a dû surmonter pour immortaliser ce moment-là.
Et pourtant il a osé, sa fierté d’être papa balayant toutes ses barrières psychologiques. La photo murmure l’amour admiratif qu’il voue à sa femme devenue mère, car c’est cela l’objet principal de cette prise. Entre le fantôme du photographe et ses sujets, la famille est réunie pour toujours et l’on se sent de trop. Bien sûr, il se tient à distance respectueuse et l’on n’y verrait que du feu sans nos scanners modernes. Mais quelle différence avec notre pratique photographique actuelle, pensez-vous : avec nos mobiles intelligents qui prennent de magnifiques photos digitales, on peut se permettre de gros plans indécents et même des films obscènes faits maison et destinés à mourir avec nos disques durs. Notre mari téméraire, lui, se tient suffisamment loin pour que la scène soit seulement suggérée et c’est déjà beaucoup.
Ce matin, après une nuit d’attente à enchaîner les clopes dans un nuage de locomotive, il s’est présenté le cœur battant avec un panier d’osier rempli de roses blanches qu’il a posé sous la fenêtre et, se tournant vers son épouse, a découvert un petit ange tout à sa tétée. Il n’a pu résister ; elle s’est prêtée de bon cœur à cette folie, trop épuisée pour s’opposer et probablement émue d’une telle passion à une époque où les hommes jouaient aux beaux ténébreux.
Qui sont ces inconnus qui partagent ainsi à leur corps défendant leur plus intime félicité ? Des inconnus justement, et c’est là la définition d’une photographie vernaculaire et ce qui la distingue des photos de famille que vous conservez dans vos greniers. Les personnages de ce cliché n’ont plus de nom mais ils nous offrent un moment d’intime complicité qu’en archéologues amateurs et mateurs nous nous devions d’apprécier.
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Il s'agit bien entendu d'une chambre d'hôpital: l il est bien indiqué que le mari à patienté toute la nuit et s'est "présenté" le lendemain matin avec son bouquet. Le lit est clairement un lit d'hôpital ainsi que les chaises fonctionnelles et la fenêtre. Ce texte se veut un hymne à la jeune maman à travers les âges et aux souffrances qu'elle endure pour donner la vie, le tout vu sous l'angle de la recherche et de l'évolution des mœurs photographiques.
Georges Boustany
11 h 17, le 10 décembre 2018