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Culture - Photographie

Et sur le fumier, Ayla Hibri fait pousser des roses

Avec « A Palm Tree Bows to the Moon », la jeune photographe devient (ra)conteuse d’histoires.

Ayla Hibri, « The Port », 2015

D’habitude, lorsque l’on ouvre un livre de photos inédites qui vient d’être publié, on le feuillette rapidement, on s’arrête peut-être deux ou trois secondes sur quelques clichés à peine, on sourit une ou deux fois, on juge rapidement, et puis on passe à autre chose en se disant qu’on le rouvrira un jour plus tranquillement. Et puis arrive A Palm Tree Bows to the Moon*, publié chez Kaph, une maison d’édition dédiée cœur et corps aux livres d’art au Moyen-Orient et signé Ayla Hibri, toute jeune trentenaire et sélectionnée pour le prix L’OLJ- SGBL dans le cadre de la seconde saison de Génération Orient. Un coup de poing – violent et infiniment doux.


Inland Empire
Parce que, en le refermant vingt très longues minutes plus tard, les émotions arrivent par vagues. Comme un tsunami. Pêle-mêle. Et se bousculent et cognent alors des images infiniment David Lynch, lui-même photographe, entre Lost Highway, A Simple Story et Inland Empire. Et résonnent alors des musiques infiniment Tom Waits, Somewhere surtout, mais aussi Russian Dance, In the Neighborhood et 16 Shells from a Thirty-Ought-Six. Et s’insinuent alors des odeurs d’humidité, de vieux béton usé, de pisse dans un parking à ciel ouvert et de misère – celle-là même qui recherche, constamment, de la compagnie, des gang-bangs, des rodéos.

Dans les recoins de monde que shoote Ayla Hibri, qui sont presque toujours au milieu de nulle part, il y a une immense, une infinie, une tonitruante solitude. De l’abandon. La solitude de cette famille qui mange un jour sur deux et qui joue aux cartes à même le sol crasseux. La solitude d’un panier de basket qu’aucun ballon ne troue, qu’aucun morceau de hip-hop n’accompagne, ou d’un linge étendu dans un no man’s land qu’un Lynch, encore et toujours lui, aurait adoré. La solitude de cette femme au tchador qui regarde quelque chose qu’elle – et nous – ne verra jamais. La solitude de cette ventouse presque en lévitation, usée et abusée d’avoir ouvert tellement d’éviers, tellement de chiottes bouchés à la misère – sans doute la photographie la plus saisissante de ce livre. Dans les recoins du road-trip qu’Ayla Hibri s’impose, dans sa tête et dans les rues de ces villes qui se ressemblent toutes, il y a un capharnaüm neurasthénique : des chaises broyées et renversées, des carcasses de voiture, des cadavres d’animaux, des matelas, encore, et des fils électriques, des enfants, dans un bunker postapocalyptique, devant des claviers d’ordinateur et qu’on dirait sortis tout droit du Los Olvidados de Luis Bunuel. Dans les recoins de ces nuits sans sommeil qu’elle adore et qu’elle explore, comme Dora ou comme Christophe Colomb, il y a des oiseaux pétrifiés, des oiseaux suicidaires entre des voitures criminelles, des oiseaux crochetés comme dans une boucherie, des fusils soldés et un boui-boui Pepsi nucléarisé.


Le cafard est mort
La force d’Ayla Hibri n’est pas dans la technique, loin d’être toujours impressionnante ou même intéressante – d’ailleurs, probablement qu’elle s’en moque. Sa force n’est pas dans cette obsession monomaniaque qui a fait ces grandes que, probablement encore, elle admire : Elizabeth Lee Miller, Diane Arbus, Vivian Maier ou Cindy Sherman. Sa force n’est pas dans le choix des clichés qu’elle a faits pour son exposition, accompagnée d’une pièce sonore de Charbel Haber et Jad Atoui, organisée par Beirut Art Residency** dans cette ahurissante usine Abroyan, mais un lieu idéal pour son œuvre, comme un terrier chez Kafka. Sa force n’est pas non plus dans sa capacité à obliger toute personne qui regarde ses photos à imaginer cent et une histoires, à (se) raconter tellement de Stranger Things, à (ré)inventer tellement de lieux, tellement de couleurs, d’odeurs, de sons, de goûts et de textures. La force, la force titanique d’Ayla Hibri, photographe, peintre, DJ, chercheuse/trouveuse d’intrus et désormais (ra)conteuse, est dans sa capacité à superposer le désarroi et l’espoir, la misère et le sourire, la solitude et une certaine idée du bonheur, la fin du monde et une résurrection.

Alors, cette famille oublie qu’elle crève de faim : ses membres sont heureux parce qu’ils sont ensemble. Alors, ce panier de basket comprend que s’il est seul, c’est parce qu’il est unique et parce qu’il est destiné à faire de belles, d’inoubliables rencontres. Alors, cette ventouse, cette voiture dynamitée, ces chaises mortes comprennent qu’elles ont été utiles. Alors, le pélican devient un superhéros, un Batman et un Robin, audacieux et trompe-la-mort, jusqu’à ce qu’il remplisse sa mission. Alors, la queen night, cette fleur qui ne s’ouvre que la nuit, pulvérise son parfum sublime partout où le malheur pue. Alors, les escaliers défoncés montent au paradis. Alors, un homme et une femme se tiennent la main, simplement heureux. Alors, cette image de cafard mort, hideux, renversé sur le dos, terrible, monstrueux, qui clôt le livre, dynamite peurs et phobies et devient un champ de promesses.


Cela s’appelle l’aurore
Le nucléaire, les nucléaires ont tué même ces cafards : the spaceships have flown and the extraterrestrials are here. Les extraterrestres sont là parce que notre monde, empli de plus en plus de murs, grouillant de Daech chrétiens, musulmans et juifs, souillé par le manque d’oxygène et les montagnes de déchets, agonisant de haine des autres de toutes sortes, s’est autodétruit. Comment cela s’appelle-t-il quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? Cela a un très beau nom : cela s’appelle l’aurore.

Ayla Hibri, lunaire – elle a besoin de soleils divers et variés pour briller – et absolu oiseau de nuit, adore les aurores. Et c’est à elle, une nuit de lune bleue, que les palmiers finiront par faire la révérence.


* « A Palm Tree Bows to the Moon » est édité chez Kaph.

**L’exposition, organisée par Beirut Art Residency, dure jusqu’au 1er février à l’usine Abroyan, à Bourj-Hammoud. De 16h à 20h, fermée le lundi.

D’habitude, lorsque l’on ouvre un livre de photos inédites qui vient d’être publié, on le feuillette rapidement, on s’arrête peut-être deux ou trois secondes sur quelques clichés à peine, on sourit une ou deux fois, on juge rapidement, et puis on passe à autre chose en se disant qu’on le rouvrira un jour plus tranquillement. Et puis arrive A Palm Tree Bows to the Moon*, publié...

commentaires (2)

Belle est cette lune bleue qui sait promet un avenir nouveau .

Antoine Sabbagha

16 h 54, le 25 janvier 2019

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Commentaires (2)

  • Belle est cette lune bleue qui sait promet un avenir nouveau .

    Antoine Sabbagha

    16 h 54, le 25 janvier 2019

  • Donc beaucoup de chance que le Liban pousse avec FORCE.

    FRIK-A-FRAK

    14 h 33, le 25 janvier 2019

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