Rechercher
Rechercher

Le séquestré de Tokyo

Venant s’ajouter à la célébration d’une théorique indépendance célébrée dans la morosité, la subite et impensable panne dont vient d’être victime, au Japon, le turbocompresseur Carlos Ghosn, ne pouvait que revêtir, dans sa patrie d’origine, l’ampleur d’un authentique syndrome national.


Par son parcours, l’homme a en effet incarné une des plus brillantes de ces success stories dont foisonne la saga de la diaspora du Cèdre. Ces retentissantes réussites, jalonnées de réelles et parfois grandioses réalisations, emballent d’autant plus les imaginations qu’elles contrastent avec la désespérante médiocrité d’une classe dirigeante libanaise aussi inefficiente que corrompue. Qui n’a rêvé ainsi d’un génie de la gestion, maniant à bon escient la chasse aux coûts de fonctionnement, qui viendrait remettre à flot une République en ruine, de la même manière qu’il a épargné la faillite à une bonne partie des industries automobiles française et nippone ? C’est dire que pour le citoyen moyen confronté au pillage des ressources publiques impunément commis sous ses yeux, les fraudes reprochées à Carlos Ghosn peuvent très bien passer, par comparaison, pour de bénignes peccadilles bassement exploitées par de malins esprits.


Mais qu’en serait-il donc quand se mêle à la confusion cette complotite promue, il est vrai, ici, au rang de sport national ? Une fois n’est pas coutume, nombre d’experts ne sont pas loin d’envisager eux aussi cette thèse du coup monté, du règlement de comptes visant le patron du premier groupe de construction automobile au monde. Pour commencer, il va de soi que de tels personnages hors série ne suscitent pas que de l’admiration. Dans la jungle des affaires, on ne peut généralement progresser qu’en jouant des coudes ou alors en maniant la machette, en écrasant des orteils ou en coupant des têtes ; et une fois arrivé au pinacle, il n’est pas rare qu’on se laisse gagner par le vertige des hauteurs, que l’on fasse beaucoup trop d’ombre, d’envieux, d’ennemis autour de soi.


Dans ce cas toutefois, il y va davantage que d’une compétition d’ego entre le Libano-Franco-Brésilien et les Japonais. À la brutalité de la procédure suivie pour arrêter Carlos Ghosn à bord de son jet privé, comme s’il s’agissait là d’un Pablo Escobar, s’ajoutent les bizarreries d’un système judiciaire nippon qui ne fait pas cas de la présomption d’innocence. Si la justice demeure muette, la firme Nissan n’a pas attendu pour limoger celui qui fut son sauveur, le plus acharné des inquisiteurs étant même l’ancien protégé de Ghosn qui s’est empressé de chausser ses bottes.


De tout cela se dégage la quasi-certitude que ce qui est réellement en jeu, c’est l’avenir d’une alliance fondée sur un chassé-croisé de participations financières entre constructeurs, dans des proportions désormais jugées iniques par les Asiatiques. L’exigence d’une renégociation des termes du mariage, apparemment partagée par les autorités japonaises, n’a pu que croître en intensité avec le projet d’intégration totale, de fusion, que le boss déchu passait pour préparer activement.


Pour illustre qu’il soit, Carlos Ghosn n’est tout de même pas, comme cela s’est déjà vu, un Premier ministre libanais retenu contre son gré dans une capitale étrangère et devenu l’objet de laborieuses tractations. Mais si énormes sont les enjeux en présence que les malheurs du séquestré de Tokyo constituent bel et bien une affaire d’État(s).

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Venant s’ajouter à la célébration d’une théorique indépendance célébrée dans la morosité, la subite et impensable panne dont vient d’être victime, au Japon, le turbocompresseur Carlos Ghosn, ne pouvait que revêtir, dans sa patrie d’origine, l’ampleur d’un authentique syndrome national. Par son parcours, l’homme a en effet incarné une des plus brillantes de ces success...