Lorsque Isaac Herzog a été propulsé à la tête de l’Agence juive en août, l’ex-chef du Parti travailliste israélien a déniché un slogan accrocheur pour promouvoir son entrée en fonction : il allait reprendre en main les relations entre « Jérusalem et Babylone ». La formule n’est pas seulement coquette, c’est une prise de position forte par rapport aux canons de la pensée sioniste. Créée en 1929 pour administrer la communauté d’immigrants en Palestine, l’Agence juive a reçu une nouvelle mission en 1948 lorsque son dernier président, David Ben Gourion, est devenu Premier ministre du nouvel État : superviser et encourager l’immigration juive. Les historiens ont inventé un concept pour décrire la façon dont l’éthique sioniste envisage alors le destin inéluctable du peuple juif : « la négation de la diaspora ». « Cela signifie que tout développement d’une vie culturelle, religieuse et politique juive en dehors d’Israël est une mauvaise chose. Un centre, Israël, prévaut sur les autres, et ultimement les supplantera », explique à L’OLJ Yehudah Mirsky, professeur au département d’études juives et proche-orientales de l’université américaine Brandeis, conseiller dans l’administration Clinton au sein du bureau chargé des questions relatives aux droits de l’homme. « Parler de Jérusalem et Babylone est une façon de se démarquer de cette approche binaire », poursuit M. Mirsky. Babylone est une allégorie flatteuse de la diaspora juive. C’est là que fut rédigé le Talmud de Babylone, une compilation de débats rabbiniques, de commentaires de la Bible et de la loi religieuse, qui fait aujourd’hui plus autorité que son pendant rédigé en Terre sainte, le Talmud de Jérusalem. Par sa formule, l’homme qui dirige la cheville ouvrière du projet sioniste reconnaît que l’avenir du peuple juif peut se jouer à plusieurs endroits sur terre. Cela implique qu’une grande partie de la mission d’Isaac Herzog consiste à jouer l’ambassadeur de la diaspora disséminée dans le monde auprès du gouvernement israélien. De ce point de vue, M. Herzog, le premier directeur de l’Agence juive sélectionné dans un parti rival de celui du Premier ministre, arrive dans des temps troublés.
L’occupation, point clivant
En invoquant Babylone, Isaac Herzog fait prioritairement référence aux États-Unis, qui abritent un peu plus de 5 millions de juifs, contre 6 millions en Israël. New York est, en nombre, la première ville juive au monde avant Jérusalem (ou même Tel-Aviv), et les deux cités incarnent désormais une sorte de rivalité entre deux pôles dont le sionisme aurait échoué à en faire prévaloir un sur l’autre. Cette tension inhérente au sionisme, entre l’existence d’un État juif et la permanence outre-Israël d’une diaspora, plante le décor de l’orage qui sévit entre la communauté juive américaine et le gouvernement Netanyahu.
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Au cours des quarante dernières années, les organisations juives américaines traditionnelles comme l’American Israel Public Affair Committee (Aipac) ou l’American Jewish Committee (AJC) se sont contentées d’aligner leurs positions, concernant les dossiers diplomatiques et sécuritaires, sur celles du gouvernement israélien. Elles ont défendu Yitzhak Rabin signant les accords d’Oslo tout comme elles ont justifié que Benjamin Netanyahu engage son pays dans deux guerres successives dans la bande de Gaza contre le Hamas en 2012 et 2014. Peu importait qui gouvernait en Israël, ces organisations étaient et sont toujours profondément « loyalistes ».Mais plus elles vieillissent, et moins ces institutions sont représentatives de la communauté juive américaine dans toute sa pluralité. « De façon générale, les individus qui ont grandi pendant ou dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, et qui ce faisant ont assisté à la guerre de 1967, ont tendance à être passionnément attachés à Israël. Les jeunes générations se posent beaucoup plus de questions que leurs aînés », remarque Yehudah Mirsky. « L’occupation de la Cisjordanie est un point profondément clivant et le traitement par le rabbinat israélien des juifs non orthodoxes est un autre point de discorde », poursuit-il. Les grosses organisations « loyalistes » sont désormais défiées par une nébuleuse d’ONG, de congrégations ou d’individus, qui tout en revendiquant leur attachement à Israël, sont sceptiques sur la politique de la coalition au pouvoir à Tel-Aviv. Le mouvement de jeunesse « IfNotNow » par exemple, créé dans la foulée d’une vaste mobilisation d’étudiants juifs contre l’opération « Bordure protectrice » en 2014, s’est particulièrement illustré ces dernières années par ses méthodes consistant, entre autres, à « saboter » sans préavis des circuits touristiques financés par le gouvernement israélien. Les cas de juifs américains actifs au sein du mouvement Boycott Divestment and Sanctions (BDS), ou adversaires énergiques de l’occupation, comme le journaliste Peter Beinart, arrêté à l’aéroport de Tel-Aviv et rapatrié expressément vers le territoire américain en août, ont également choqué les esprits en Israël et aux États-Unis.
« 20 millions de chrétiens évangélistes »
Entre ces deux pôles qui dédient une partie de leur temps à défendre leur idée d’Israël, il y a un « ventre mou » dont les représentants ne placent pas forcément l’État hébreu au cœur de leur identité juive. Ils ne sont ni des émigrants potentiels à court terme, ni des ambassadeurs de la cause israélienne à Washington, ni des perturbateurs qui fréquentent les milieux propalestiniens. Autrement dit, ils sont inutiles à Benjamin Netanyahu.
« Netanyahu fait cette observation simple : aux États-Unis, j’ai environ 20 millions de chrétiens évangélistes qui m’adorent, puis j’ai 5 à 6 millions de juifs dont la majorité ne m’aiment pas et qui passent leur temps à se plaindre », note M. Mirsky. En Israël et aux États-Unis, certains déplorent la désinvolture avec laquelle le gouvernement Netanyahu traite la diaspora américaine, et appelle au bon sens en évoquant l’avantage démesuré à long terme qu’elle constitue pour Israël. Mais ce calcul déroutant, qui consiste à s’aligner davantage sur l’électorat évangéliste et droitier plutôt que sur le gros de la communauté juive, qui en 2008 a soutenu trois fois plus en pourcentage des voix Barack Obama que les chrétiens blancs, a pour l’instant payé. Illustration avec la participation en mai dernier de Robert Jeffress, un pasteur baptiste proche de Donald Trump qui par le passé a promis aux juifs les flammes de l’enfer, à l’inauguration de l’ambassade américaine à Jérusalem.
Dans la foulée de Pittsburgh – où un antisémite a ouvert le feu dans la synagogue « Tree of Life », tuant onze fidèles fin octobre –, l’équipe diplomatique israélienne aux États-Unis n’a également pas ménagé ses efforts pour absoudre Donald Trump d’avoir créé une ambiance propice à la haine raciale. « Je vois beaucoup de violence des deux côtés », a soufflé l’ambassadeur israélien aux États-Unis Ron Dermer, suggérant ainsi que l’antisémitisme d’extrême droite n’a rien à envier à celui d’extrême gauche, dissimulé sous le faux nez de l’antisionisme.
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Good cop, bad cop? Excellent article qui montre bien la bêtise des Trump du monde entier et de la cruauté des abusés qui deviennent abuseurs.
12 h 40, le 15 novembre 2018