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Moyen Orient et Monde - Entretien

Stéphane Lacroix : L’Arabie saoudite est passée d’un autoritarisme mou à un autoritarisme arabe classique

« Mohammad ben Salmane ne veut pas briser le pacte des Saoud avec les religieux, mais les mettre sous la tutelle du politique », explique à « L’Orient-Le Jour » le chercheur français, invité au Salon du livre francophone de Beyrouth.


Le prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane. Charles Platiau/File Photo/Reuters

Il est l’un des chercheurs francophones les plus pertinents sur l’islam politique et l’Arabie saoudite. Stéphane Lacroix, auteur du livre Les islamistes saoudiens – Une insurrection manquée, était de passage à Beyrouth à l’occasion du Salon du livre francophone 2018. Il a répondu aux questions de L’Orient-Le Jour sur l’Arabie saoudite, et notamment les conséquences de l’affaire Khashoggi, du nom de ce journaliste saoudien critique du pouvoir tué le 2 octobre au consulat saoudien à Istanbul.


Commençons par une question d’actualité : l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. À qui profite le crime selon vous ?

Le problème de Khashoggi pour le pouvoir saoudien était double. C’est un journaliste vétéran qui écrivait des éditos dans l’un des plus grands journaux américains, le Washington Post, avec une visibilité considérable et un réseau de contacts étendu : des journalistes, des élus du Congrès américain, des politiques de haut rang, des chercheurs de think tank aux États-Unis, etc. Il avait donc une force de frappe dans la critique qui était bien supérieure à celle de tout autre opposant local ou même à l’étranger. Ensuite, Khashoggi a longtemps travaillé avec le régime saoudien. Il les connaissait bien de l’intérieur. Pour eux, Khashoggi est quelqu’un qui a trahi le sérail. Il n’est pas seulement un dissident, c’est un traître. C’est ce qui explique cet acharnement contre lui.

Cette affaire est ensuite devenue un enjeu dans la compétition entre Turcs et Saoudiens, ou entre l’axe turco-qatari et l’axe saoudo-émirien, et les Turcs l’ont utilisée contre les Saoudiens. Cette affaire n’est, en revanche, pas un conflit entre Frères musulmans et wahhabites, comme certains ont pu le laisser entendre, surtout du côté des autorités saoudiennes.


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En parlant de wahhabites, les réformes (autorisation de conduire accordée aux femmes, ouverture de cinémas, mise à l’écart de la police religieuse..) entamées par le prince héritier Mohammad ben Salmane (MBS) risquent-elles de casser le pacte entre la famille Saoud et les religieux ?

Il est très clair que MBS ne veut pas briser le pacte. Il a besoin de légitimation religieuse. Ce pacte est utile à la monarchie des Saoud. Ce que le prince héritier voulait, c’était redéfinir les termes du pacte. Historiquement, il y a un partage des tâches entre les princes et les ulémas. Les princes gouvernent en toute indépendance et les ulémas ne se mêlent pas de politique et soutiennent les décisions des princes, en échange de quoi ces derniers sous-traitent aux religieux la définition de la norme religieuse et surtout le contrôle de la société par la norme religieuse. C’était un État bicéphale.

MBS ne veut pas supprimer la place des religieux, mais les mettre sous la tutelle du politique. En gros, il veut faire des religieux en Arabie l’équivalent d’al-Azhar en Égypte. Cela ne veut pas dire qu’il ne va pas utiliser le conservatisme religieux quand il en aura besoin.


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MBS peut-il arriver au bout de ses réformes ?

Le système saoudien est très difficile à réformer parce qu’il est construit sur des équilibres extrêmement subtils et que la préservation de ces équilibres crée une profonde inertie. C’est ainsi que MBS et ses partisans justifient l’ultra-autoritarisme actuel. Ils estiment que ce système ne peut pas être réformé en l’état. Tant que le système restera consensuel, il sera bloqué. Pour MBS, il faut donc le casser.

MBS a été très méthodique et rapide dans sa prise de pouvoir. Il a placé des gens qui lui sont fidèles à presque tous les postes névralgiques. Il est très difficile de retourner les équilibres contre lui. Mais il est allé très loin et a toute la famille contre lui. Il a non seulement exclu les autres membres de la famille, mais il les a humiliés.

S’il s’en sort avec l’affaire Khashoggi, il aura carte blanche. Là, c’est le test : s’il ne se passe rien maintenant, c’est fini. Le retour du prince Ahmad (le frère du roi Salmane) de Londres, il y a quelques jours, a suscité beaucoup de questions, même s’il ne s’est rien passé dans l’immédiat. Ahmad n’est, en outre, pas un personnage fort dans le système et il représente l’Arabie d’avant 2015.


Vous parlez d’un MBS méthodique alors que plusieurs observateurs le qualifient de lunatique...

Il est les deux en fait. Il est habité par une forme d’hubris : il a l’impression qu’il peut tout faire, que rien ne peut lui résister.

Et il est très méthodique, il comprend très bien comment fonctionnent les équilibres politiques en Arabie parce qu’il les a déconstruits d’une manière très méthodique. MBS a grandi à côté de son père, or Salmane est le grand maître de la politique saoudienne. Le roi est l’homme qui comprend comment fonctionne la famille Saoud, la société saoudienne, les tribus et comment on gère cette complexité. D’une certaine manière, on peut dire que MBS a hérité ces connaissances de son père, mais pour déconstruire les équilibres, et non pas pour les maintenir comme le faisait Salmane.


(Pour mémoire : Plus de 15 journalistes saoudiens arrêtés "dans la plus grande opacité" depuis un an)


MBS bénéficie-t-il de l’appui de son père pour entamer tous ces changements importants dans le pays ?

Oui, certainement. Parce que c’est son père qui l’a nommé à ce poste, parce que c’est son fils préféré, parce qu’il l’a choisi comme successeur. Ce qui n’est pas clair, c’est le degré de lucidité du roi Salmane et sa capacité à comprendre ce qui se passe. La première fonction qu’a occupée MBS quand il a commencé à monter dans l’organigramme en 2015 était celle de directeur du diwan, le chambellan qui contrôle les entrées et sorties du palais royal et qui a accès ou pas à son père. Il contrôle l’information qui parvient au roi, dont on sait qu’il est affaibli. Il a dès lors probablement une perception partielle et déformée de la réalité. Donc, on ne sait pas au juste comment le roi réagit à tout ça aujourd’hui.


Le prince héritier est-il toujours apprécié des jeunes ?

MBS joue sur deux choses : d’abord la modernisation sociale qui effectivement séduit une partie de la jeunesse. J’entends beaucoup de jeunes Saoudiens dire qu’ils ont envie, tout simplement, que l’Arabie devienne un pays normal.

Et MBS leur offrait cette possibilité. Cela a marché pendant un certain temps parmi une partie de la jeunesse, mais je ne sais pas si cela va durer très longtemps.

Mais MBS a une autre carte qu’il joue beaucoup : l’ultranationalisme. Depuis l’arrivée au pouvoir de MBS, c’est une rhétorique dans le pays, sur les réseaux sociaux, dans la presse, qu’on n’a jamais vue auparavant.

Un discours ultranationaliste qui ressemble en fait à celui des pays autoritaires arabes suivant un schéma bien particulier : le pays est attaqué par ses ennemis, il faut tous être derrière le dirigeant, on parle de complot à longueur de journée dans la presse saoudienne (l’Iran, le Qatar, l’affaire Khashoggi, etc.), on arrête les opposants qualifiés de traîtres… Tout un langage qu’on n’utilisait pas avant.

J’ai l’impression de plus en plus d’entendre le discours égyptien.


Depuis 2015 et l’arrivée de MBS au pouvoir, considérez-vous que l’Arabie saoudite a changé ? Et si oui, comment ?

L’Arabie saoudite est à un moment critique. C’est très clair. Il y a un basculement d’un régime à un autre. L’Arabie saoudite était un pays différent, marqué par un autoritarisme mou, de consensus. Un système qui était la continuité d’un système presque prémoderne de consensus familial et tribal, qui s’était construit avant la période moderne et qui avait perduré par la rente pétrolière. Mais tout le monde était d’accord pour dire que le modèle politico-économique ancien ne pouvait plus fonctionner. Il fallait le changer. La question était de savoir ce qui devait le remplacer.

Aujourd’hui, on a l’impression de voir une transformation radicale de l’Arabie pour en faire « un pays autoritaire arabe comme les autres ». Ce n’est pas une bonne nouvelle, d’autant que la norme autoritaire arabe s’est radicalisée.

Avant, l’Arabie saoudite était sous une forme de paternalisme autoritaire. Auparavant, si quelqu’un avait franchi une ligne rouge avec un tweet ou un article, il ne disparaissait pas du jour au lendemain. Il recevait un coup de fil des services et se faisait « inviter » pour discuter avec eux.

On lui disait : « Ya ibni (mon fils), pourquoi fais-tu cela ? Pourquoi n’es-tu pas content ? Tu nous embarrasses, il faut arrêter... » On lui faisait signer souvent un ta’ahod (un document dans lequel il s’engage) pour ne plus critiquer telle personne ou institution.

Et puis on pouvait faire pression sur sa famille. Les gens ne vivaient pas dans la terreur. Au pire, ils risquaient qu’on leur tape un peu sur les doigts. La répression n’était utilisée qu’en dernier recours, quand l’opposant ne se laissait pas amadouer ou acheter.

Aujourd’hui, avec ce sentiment d’arbitraire, personne ne sait à quoi s’attendre. Il y a une stratégie de la terreur et du blocage du débat, un niveau de peur jamais vu.


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commentaires (5)

C’est une bonne analyse sur ce qui se passe actuellement avec MBS. Le seul bémol ce sont les réactions internationales et régionales et leurs répercussions sur le régime. Il ne nous dit rien à ce propos.

L’azuréen

19 h 27, le 09 novembre 2018

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Commentaires (5)

  • C’est une bonne analyse sur ce qui se passe actuellement avec MBS. Le seul bémol ce sont les réactions internationales et régionales et leurs répercussions sur le régime. Il ne nous dit rien à ce propos.

    L’azuréen

    19 h 27, le 09 novembre 2018

  • L,AFFAIRE KHASHOGGI EST ENORMEMENT EXAGEREE PAR LA TURQUIE DU MINI SULTAN QUI CHERCHE A PROFITER DES INTERETS FINANCIERS ET POLITIQUES DES SAOUDIENS. TOUT N,EST ENCORE... EXCEPTE LA MORT DE KHASHOGGI... QUE DES SUPPOSITIONS ET DE PRETENDUES FUITES DANS LES JOURNAUX TURCS. RIEN DE DEFINITIF. POINT DE PREUVES TANGIBLES SUR QUI EST LA TETE QUI A PLANIFIE QUE DES -NOUS SUPPOSONS- TURCS. ET TOUS LES AUTRES KHASHOGGI DEMENBRES ET DECHIQUETES A COUPS DE BARILS D,EXPLOSIFS, DE PRODUITS CHIMIQUES ET DE POISONS TEL LE CAS SKRIPAL ET AUTRES... OU SONT LES CHAMPIONS DES DROITS DE L,HOMME ? SONT-CE DES CRIMES MOINS BARBARES ?

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 51, le 09 novembre 2018

  • Plutôt bonne interview d'un spécialiste qui connaît son affaire mais qui ne répond effectivement pas vraiment à certaines questions. La relation entre le roi Salmane et MBS est des plus éclairantes. Que les Saoudiens continuent (ou feignent) de croire que MBS est un réformateur est une chose, mais que les autres pays osent se prêter à cette illusion en est une autre. Ils veulent tous des contrats - qu'ils obtiennent au compte-goutte pour la plupart - et nient la réalité aussi crue et sordide soit-elle. L'Arabie Saoudite est un problème pour le monde et le nier équivaut à le renforcer.

    Charles Robert

    12 h 53, le 09 novembre 2018

  • Commençons par une question d’actualité : l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. À qui profite le crime selon vous ? Il ne répond pas à la question ! En parlant de wahhabites, les réformes (autorisation de conduire accordée aux femmes, ouverture de cinémas, mise à l’écart de la police religieuse..) entamées par le prince héritier Mohammad ben Salmane (MBS) risquent-elles de casser le pacte entre la famille Saoud et les religieux ? Il évite de répondre à la question ! Bref ! trop de paroles tue la parole , cet héritier sert encore les intérêts de ses commanditaires en ne tuant que des arabes et pour le moment "on" ne trouve pas mieux .

    FRIK-A-FRAK

    12 h 26, le 09 novembre 2018

  • POUTINE a empoisonne plusieurs opposants avec des substances tres toxiques en mettant en danger la population britannique et l on ne dit rien...tout est permis aux ennemis des USA.

    HABIBI FRANCAIS

    08 h 35, le 09 novembre 2018

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