Comment est né l’amour pour le théâtre ?
Je ne sais ni quand ni comment cette passion, cet engouement est né. Mais très petite (entre cinq et quinze ans), l’atmosphère de la maison m’a inspirée : il y avait là du secret, du mystère, des gens qui se cachaient chez nous. On les cachait dans une chambre ou l’autre : c’étaient des hommes politiques demandés, des proscrits, de Syrie et du Liban (on était en 1940). Et moi, je ne savais pas. Mon père et ma mère m’ont entraînée dans cet amour de la découverte. À Dick el-Mehdi (au Metn), mon lieu d’enfance, avec les profs, ma famille et des amis, on fabriquait des choses. Un embryon de scène… Et c’est là où a pointé mon envie d’être une « performer ». Un jour, il y avait une bédouine-romanichelle qui chantait et dansait. J’ai aimé sa liberté, son corps libre, sa parole libre, sa beauté, son insouciance. Je lui ai emboîté le pas et j’ai dansé et chanté avec elle. Et je fus devant mon premier public. J’ai continué à l’école Ahlia, avec Nour Salman et Wadad Makdessi. Je fais tout dans le dialogue. Jusqu’à maintenant, je suis une débutante. Ce qui fait ma continuité ! Depuis que j’ai commencé ma vie de scène, je suis en chantier. C’est ce qui m’enchante dans ce monde de créativité et de rêve. J’ai fait mon nom à ma façon à travers un chemin épineux et difficile. J’ai choisi le théâtre comme moyen d’expression en puisant à toutes les racines de ma terre. J’ai voulu faire bénéficier le pays à travers des choses amusantes et profitables pour une société qui cherche certes le divertissement, mais aussi la culture.
Vous souvenez-vous encore de votre première pièce ? Votre premier rôle ? En quelle année ?
J’ai fait mes études à la Royal Academy of Dramatic Arts à Londres. Et là, j’ai fait mes premières armes. C’est à Shakespeare que je dois, en 1964, ma première performance vraiment publique. J’étais Cléopâtre dans Antoine et Cléopâtre.
Quel est le rôle que vous avez le plus aimé ? Et quelle est la pièce la plus réussie de votre carrière ?
Je n’ai jamais eu de pièce non réussie. Toutes mes pièces ont été des succès. Et je n’ai pas de prédilection pour les rôles. Car on avait toujours choisi nos pièces. Chaque pièce avait une cause, un motif. Et c’est dans ce chemin que j’ai continué.
Quelle est votre définition du théâtre ?
Je ne sais pas du tout. Le théâtre, dans ces conditions, depuis que le Liban a pris son indépendance ? Qu’est-ce qui attire vers cette flaque de lumière qui personnifie cette démocratie malmenée ? Il s’agit pour le théâtre de trouver des outils pour provoquer le dialogue. Le théâtre est une oasis pour l’interaction libre avec l’autre. Le théâtre renvoie l’homme à son âme, à ses racines, à sa conscience. Et lie l’être magiquement à sa terre, sa langue, son histoire et son futur. C’est un art parallèle à la vie. Il peut prendre parfois la place de la vie ou en être une extension. Le théâtre dans sa constitution unifie et refuse de diviser…
Quelle est votre définition d’une comédienne ?
Je ne sais pas ce que c’est que de jouer. C’est surtout le langage de la conviction. On peut convaincre avec le corps, la voix, la compréhension. C’est difficile d’être comédienne. C’est un travail de tissage avec l’autre, l’écrivain, le metteur en scène.
Y a-t-il des œuvres ou des personnages à qui vous aimeriez prêter vie ?
Non, pas vraiment. Je suis à l’intérieur d’un tout. Je suis avec l’écrivain, le comédien. Je dois créer avec les acteurs un état général.
Quel est le plus mauvais souvenir de votre carrière de théâtre ? Et quel en est le meilleur ?
Le plus mauvais souvenir ? Je regrette d’avoir donné plus d’un demi-siècle de travail au théâtre, sans facilité, sans aide, sans sponsor. Avec une carrière réussie dans un système pourri comme celui-ci, dans une démocratie pourrie. Qui dégringole déjà depuis l’indépendance, déjà pourrie au départ. Pour un art du théâtre vivant et sain, pour sauver le Liban, je revendique ces points : une campagne contre la corruption, revoir la Constitution et les lois, départager religion et État (suppression du confessionnalisme), ériger une société civile complémentaire et interactive, revoir le projet de l’enseignement et de l’éducation, soutenir les écoles et les universités publiques, imposer un programme d’enseignement auquel se soumettent écoles et universités, rédiger un livre d’histoire du Liban et de la région, l’enseignement et la médicalisation obligatoires et gratuits pour tous, etc. Mais aujourd’hui, Beyrouth voit tous ses théâtres fermer les uns après les autres et le gouvernement brille par son absence et ne vient pas à l’aide des salles car il ne les considère pas comme une priorité pour la construction d’une société et surtout pour la jeunesse. Si cela montre quelque chose, c’est surtout une régression encore plus grande pour l’État et les responsables dans la compréhension de l’art et de l’importance culturelle pour qu’une nation se relève ! Quant à mon meilleur souvenir, je n’en ai pas. Ou si : mon rêve était d’avoir mon théâtre, et cela, je l’ai réalisé ! Ça m’a donné du bonheur. C’est rare que les femmes accomplissent cela, surtout en Orient. Faire du théâtre pour moi reste un grand plaisir. Car c’est donner à Beyrouth un théâtre vivant, moderne, et s’alimenter de son histoire, de ses racines, de ses traditions.
Le théâtre est-il lié pour vous aux lieux, aux accessoires, aux costumes, aux détails de scène ?
Je n’ai rien de tout cela. Je m’attache au théâtre, aux comédiens. Je suis pour l’essence humaine.
Avez-vous jamais songé à écrire pour le théâtre ?
Je travaille toujours l’écriture. Car je suis toujours au sein d’une collectivité. Je cherche toujours ce qui arrange et bonifie les acteurs et les situations. On improvise souvent pour enrichir le texte et être au plus près de la réalité.
Quels sont vos auteurs favoris ? Vos acteurs/actrices préférés, qui sont en quelque sorte votre modèle ou idéal ?
Ils sont innombrables. Bien sûr, il y a Shakespeare, Saadallah Wannous, Lorca, Goldoni, Sophocle… Car c’est toujours difficile de trouver un bon texte. Pour les acteurs et actrices, là aussi, c’est une multitude : Marcello Mastroianni, Roger Assaf, Hassan
Farhat, Colin Firth, Anthony Hopkins, Marlon Brando, Anna Magnani, Marilyn Monroe (extraordinaire cette femme !), Ava Gardner, Sophia Loren, Carmen Lebbos, Julia Kassar, Carole Samaha…
Quand est arrivé le cinéma ? Quel est votre premier film ?
J’adore le cinéma. Même à mon âge, j’aurais aimé en faire davantage (pourtant, elle a tourné, et elle confie même que pour certains, elle ne sait plus s’ils sont sortis ou pas !), mais je n’ai pas le temps nécessaire. Je regrette de ne pas avoir fait du cinéma et beaucoup plus de télé depuis Ramad wa Melh de Joseph Harb…
Quel rôle vous a marquée ? Et quel metteur en scène vous a fascinée ?
Je joue. Rien ne m’a marquée. Il y a sur scène des moments inoubliables, comme pour al-Halaba de Paul Chaoul, al-Bakarat de Thérèse Awad Basbous (qui a médusé le Tout-Beyrouth en ce glorieux Dar el-Fann juste avant la guerre), Antigone de Sophocle... Toutes ces pièces mises en scène par Fouad Naïm (avec lequel elle partage plus de quarante-cinq ans de mariage heureux), et Majdaloun, dont la mise en scène est signée Roger Assaf et moi-même.
Avez-vous détesté travailler avec un cinéaste ou un metteur en scène ?
J’ai toujours choisi les gens avec qui je travaille. C’est presque toujours un travail collectif et je ne l’ai pas regretté. Ni au théâtre ni au cinéma. Avec mon retour au Liban, à l’époque de la troupe du « Mohtaraf », le temps était à la découverte avec Chakib Khoury, Rida Kibrit, Raymond Gébara, Mounir Abou Debs et bien d’autres…
Y a-t-il rupture entre théâtre et cinéma? Ou est-ce une fusion, un prolongement l’un de l’autre ?
Les arts sont communicants et un prolongement l’un de l’autre. Mais aucun art n’a pris la place du théâtre. Car le comédien est bien vivant devant le public, et le public lui aussi est bien vivant ! Cette communion et communication est pour la vie entière.
Quelle différence entre théâtre d’avant-guerre, guerre et, disons, maintenant ? De même pour le cinéma ?
C’est une évolution avec le temps. Avant la guerre, la tradition théâtrale n’était pas bien établie. On avait des apports d’un peu de (part)tout, de Russie, d’Arménie, d’Allemagne, peu de pièces originales, mais on créait un mouvement, avec les Moultaka, Jalal Khoury… pour un théâtre influencé par son environnement. Pas créatif au sens premier du terme. Mais un pas fondateur. En période de guerre, c’était plus sporadique. Le Liban était divisé et chacun dans sa région. On a vu émerger Yaaboub Chedraoui, Ziad Rahbani. Ils ont répondu à l’appel du public avec humour. Il y a des époques pour le théâtre. Pour notre époque, il y a des nouveautés intéressantes. Par exemple ce que fait Issam Bou Khaled… La scène libanaise est chaotique et le goût libanais est chaotique. L’artiste donne ce que le public veut. Quant au cinéma, j’en suis très contente. Pour sa vitalité, pour l’espoir qu’il donne, aussi bien dans les documentaires que les films. Je cite ici, entre autres, Joana Hadjithomas, Lamia Joreige, May Masri, Nadine Labaki. Les comédiens libanais se partagent le théâtre et le cinéma. Quant à la télé, elle a du chemin à faire…
Quel rapport entretenez-vous avec le monde digital ?
J’adore le « computer ». Ça nous a ouvert la connaissance du monde. Tout est transformé, c’est fabuleux et merveilleux. J’écris en arabe, en anglais et en français sur mon ordinateur. Mais je ne suis pas sur Facebook !
Des projets ? Une devise ?
Oui, plein de projets. Après « Mishkal » (festival des étudiants universitaires libanais) en septembre, nous présentons en octobre le Festival du théâtre européen-libanais. Pour la devise, oui j’en ai une, attendez un moment, elle est de l’imam Ali : « Ô justice ! tu ne m’as pas laissé d’amis. »
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