Cinq mois après la tenue des élections législatives, les consultations menées par le Premier ministre désigné peinent à aboutir à la formation d’un nouveau gouvernement, faute de consensus politique, au moment où les inquiétudes quant à la situation économique du pays se font de plus en plus entendre, et ce jusqu’au palais de l’Élysée. La semaine dernière, une source au Quai d’Orsay confiait à L’Orient-Le Jour qu’Emmanuel Macron jugeait la situation « dangereuse » et appelait les leaders politiques libanais à « assumer leurs responsabilités pour qu’un nouveau cabinet soit formé dans les plus brefs délais ».
Et pour cause, Emmanuel Macron était à l’initiative de la tenue de la Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises (CEDRE) qui s’est tenue le 6 avril dernier à Paris. La communauté internationale s’y était engagée à mobiliser en faveur du Liban près de 11 milliards de dollars de prêts et de dons. Ces fonds, conditionnés à des réformes structurelles, doivent exclusivement servir à financer la première phase (six ans) du programme d’investissement (Capital Investment Program, CIP) visant à moderniser les infrastructures du pays. Mais en l’absence d’un nouveau gouvernement, le processus CEDRE est au point mort, comme l’ont confirmé à L’Orient-Le Jour plusieurs sources diplomatiques.
Dans son dernier article de recherche intitulé « CEDRE : opportunités et potentiels de mise en œuvre », le directeur exécutif du Consultation & Research Institute, l’économiste Kamal Hamdane, émet d’ailleurs de sérieux doutes quant à la capacité de la classe politique actuelle à mener à bien le processus CEDRE.
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Rôle du CDR
S’agissant plus spécifiquement du CIP, Kamal Hamdane estime que le document fait davantage office d’une « déclaration d’intentions » plutôt que d’un véritable plan d’investissement. Il rappelle que plusieurs des projets d’infrastructures inclus dans le CIP sont en réalité d’anciens projets prévus depuis plusieurs années, mais qui n’ont jamais obtenu de financements. S’il précise que le Conseil pour le développement et la reconstruction (CDR) a compilé ces projets en fonction d’un certain nombre d’indicateurs (niveau de préparation, priorité, estimation des coûts, durée requise des travaux, impact environnemental...), l’économiste se demande si un travail d’actualisation et de réévaluation de ces indicateurs a été réalisé avant la présentation du CIP à la CEDRE. « Pour certains de ces projets, le gouvernement avait déjà publié des décrets permettant de financer la part de l’État, particulièrement le coût des expropriations », poursuit-il. La capacité du CDR à gérer ces investissements est aussi remise en question. « Depuis le milieu des années 1990, le CDR a géré des investissements d’en moyenne 500 millions de dollars par an, tandis qu’avec le CIP, cette moyenne serait de 1,5 à 2 milliards par an. Même s’il coopère avec les ministères concernés, il fera face à un manque d’équipements, de ressources humaines et de pratiques de bonne gouvernance, que la classe politique a délibérément échoué à régler », a dénoncé l’économiste.
Kamal Hamdane regrette également que les documents officiels présentés à la CEDRE n’incluent aucune évaluation des précédents investissements publics, afin de vérifier leur impact sur la productivité de l’économie libanaise et la création de nouveaux emplois. « Cela aurait permis au gouvernement de définir de manière plus précise les priorités du CIP, et de maximiser les bénéfices économiques de ces projets », écrit-il.
Les projets inclus dans la première phase du CIP concernent principalement les secteurs des transports (2,3 milliards de dollars d’investissements et 552 millions de dollars d’expropriations) ;
de l’électricité (2,1 milliards de dollars d’investissements) ; de l’eau (2,1 milliards de dollars d’investissements et 106 millions de dollars d’expropriations) ;
de la gestion des eaux usées (1,3 milliard d’investissements et 35 millions de dollars d’expropriations) ; des télécoms (700 millions de dollars d’investissements) ; du traitement des déchets solides (1,4 milliard de dollars) ; ainsi que de la culture et du tourisme (84 millions de dollars).
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La charrue avant les bœufs ?
Mais pour Kamal Hamdane, le CIP ne définit pas d’objectifs sectoriels précis, en faisant référence ici aux secteurs productifs de l’économie qui ont un potentiel d’exportation, c’est-à-dire l’industrie et l’agriculture, et dans une moindre mesure le tourisme. L’économiste remet aussi en question la corrélation entre la mise en œuvre du CIP et l’impact que cela aura sur les rythmes de croissance économique. Il accuse alors le gouvernement d’avoir mis la charrue avant les bœufs, en définissant le CIP avant de commander au cabinet de conseil international McKinsey une étude sur les forces et les faiblesses de l’économie libanaise, les avantages comparatifs actuels et futurs de ses secteurs productifs, et un plan pour diversifier l’économie libanaise en vue de doper ces secteurs productifs et les exportations du pays. « Il est difficile d’évaluer le rapport McKinsey à ce stade puisque ses recommandations n’ont pas encore été rendues publiques, mais la logique aurait voulu qu’elles servent de base à l’élaboration du CIP », souligne Kamal Hamdane.
Quant à l’engagement du gouvernement libanais auprès de la communauté internationale durant la conférence de Paris à réduire le ratio déficit public/PIB de 1 % par an pendant cinq années consécutives, il sera difficilement tenable, selon l’économiste. « Cela signifie que le gouvernement devra réduire ses dépenses ou augmenter ses recettes d’environ 550 millions de dollars par an, soit 3 milliards de dollars en cinq ans, sans que cela n’affecte l’actuel service de la dette, qui représente près de la moitié du total des revenus », explique-t-il. L’économiste craint que les bailleurs de fonds ne poussent le gouvernement à adopter de nouvelles mesures fiscales et une politique d’austérité pour atteindre cet objectif, ce qui aura un impact social considérable.
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Poser la question, c'est y répondre. Évidemment que le processus est mort, qui va l'enterrer ?
18 h 14, le 02 octobre 2018