Il y a les tristes, les meurtris par la guerre et qui ne s’en remettent pas et qui broient le brou des mauvais souvenirs. Il y a les nostalgiques, chasseurs de photos d’avant, où c’était bien mieux, où la vie semblait plus douce, les mères plus tendres, les pères plus confiants, les enfants moins perturbés. Il y a ceux qui vous disent de partir tant que vous en avez l’âge, ne plus rien tenter, ne plus laisser de plumes en de vains combats. Il y a ceux pour qui il est trop tard. Il y a ceux qui creusent leur sillon, tête basse, et qui plantent comme pompaient les Shadoks, même si cela ne donne rien. Il y a ceux qui se promettent de ne pas faire de vieux os dans ce pays et qui se dépêchent de terminer leurs études pour s’en aller au plus vite. Il y a ceux qui ont un pied dans la jachère et l’autre dans le pré ; dit moins élégamment : le cul entre deux chaises ; dit plus réalistement : une vie parallèle à l’étranger. Il y a ceux qui essaient de tirer un parti possible, peut-être pas le meilleur, d’une situation impossible. Il y a ceux qui se révoltent sous le regard amusé des responsables. Il y a ceux qui se révoltent et qui sont arrêtés, brièvement pour éviter qu’ils en tirent quelque gloire. Et d’autres qui font le dos rond pour éviter des situations kafkaïennes. Il y a ceux qui profitent grassement du chaos, le verrouillent et l’entretiennent. Et ceux qui maudissent leur sort, ce pays qu’ils ont tiré à la naissance, pas le meilleur lot, quelqu’un a oublié d’inviter Carabosse et c’est insupportable ce qu’elle leur fait subir, ce ricanement incessant, ces farces vulgaires, de mer envahie de vaches crevées et autres horreurs en ascenseurs qui s’arrêtent sans crier gare, de robinets qui crachent leur rouille en avions réquisitionnés sur le tarmac, de conflits entre agents de sécurité et militaires qui paralysent l’aéroport en mal gouvernance de tout ordre, en rackets institutionnalisés, municipalités qui font chanter les administrés en bloquant leurs démarches, solutions toxiques ou inutilement onéreuses pour des problèmes tels que la gestion des déchets ou l’électricité publique si simplement résolus ailleurs… Il y a ceux qui ont renoncé, ne revendiquent plus rien, s’accrochent à leur routine, courent d’un disjoncteur à l’autre au moment des coupures, gardent à portée de main le numéro de la citerne et celui de l’ambulance, trient consciencieusement leurs ordures ménagères, ont un crédit chez l’épicier, vont du travail au travail, ne soupirent même plus dans les embouteillages et en appellent, pour leur part de bonheur, au dieu des petits riens.
Et puis il y a ceux qui créent du mouvement. « Tout mouvement est productif », un dicton d’ici que répétait mon père et qui est bien plus fleuri en arabe. Et puisque de produire il s’agit, ils prennent ce pays otage pour tremplin de leurs rêves les plus fous. Les événements des dernières semaines, sortie en salle de Capharnaüm, le film de Nadine Labaki, foire d’art contemporain et de design, expositions dans des lieux improbables dont on a délogé les fantômes et secoué les poussières, tels que l’immeuble de L’Orient pour Jean Boghossian et le Grand Hôtel de Sofar pour Tom Young, la Foire Niemeyer et la citadelle de Tripoli, le déploiement inouï de créativité des artistes libanais, montrent bien qu’on peut faire un beau feu de ce bois pourri qui nous sert d’héritage.
commentaires (3)
JOLIMENT DIT UN PEU TRISTE MAIS TELLEMENT VRAI BRAVO
LA VERITE
16 h 18, le 27 septembre 2018