Nous étions sur le toit d’une vieille demeure, à Achrafieh. Il faisait un beau crépuscule. Une petite brise commençait à fendre la touffeur du jour, brassée par les grandes pales d’un ventilateur obsédant. Les gardénias toujours verts avaient fini de fleurir, mais le jasmin s’en donnait à cœur joie, mêlant ses vapeurs capiteuses à des émanations plus sournoises, brûlis suspects et pourritures indistinctes portées par le vent du côté de l’aéroport. La soirée était paisible. Un dernier rayon cuivré éclairait nos visages, nos paupières se plissaient un peu. Il se posa ensuite sur nos genoux avant de disparaître, laissant place à l’ombre bleue où s’allumaient déjà quelques étoiles. Ce n’était pas une rencontre amoureuse, mais de brèves retrouvailles à l’arraché entre deux congénères, pareillement tourmentés, dès que se fait le silence, par des souvenirs trop pesants. Il me semblait que cette attention particulière que je portais sans cesse aux plus infimes détails de l’instant présent n’était qu’un artifice de ma mémoire pour effacer des images qui l’encombrent, des choses vues impossibles à « dé/voir ».
Pourquoi toujours évoquer la guerre ? m’avait-il dit. Le passé est derrière, n’existe plus. Parlons de la vie qui est là et qui vient. Bravement, nous avions évoqué nos projets respectifs, nos velléités de secouer la routine, de « nous mettre en danger », drôle d’expression qui ne signifie pas autre chose que sortir de ces cocons que nous nous étions tissés, la paix revenue, ne rêvant plus que de longs fleuves tranquilles et de lénifiants clapotis. Il venait d’ailleurs et j’avais renoncé à l’exil, peut-être pour enfin connaître ce que nous avons tant attendu quinze ans durant et nouer, même si maladroitement, au-dessus de ce gouffre noir, les deux bouts de ma vie. Nous avons parlé de racines, trouvé les nôtres bien embourbées, envié ceux qui avaient tranché les leurs dans le vif, les yeux fermés, une bonne fois pour toutes. Et puis, forcément, a surgi la question du lien. Vivre loin de ceux qu’on aime, famille, amis, cette part indivisible de ce que nous sommes? Est-ce possible ? Mais à quoi bon se coller les uns aux autres si c’est pour s’étouffer mutuellement ? S’encroûter heureux ou s’envoler un peu triste, voilà qui distingue une vie d’un destin.
Avons-nous vraiment un pays, une identité ? Appartenons-nous à un point de la géographie, à une étape de l’histoire ? Il me regardait dans les yeux. Oui, j’en ai la certitude. À quoi le reconnais-je ? À peu de choses, certes. Me viennent à l’esprit la voix de mon père, le parler rocailleux de mes « pays », le goût de l’eau aux sources qu’ont connues mes aïeux et celui des pommes de septembre. Des choses d’hier et d’un peu loin. Regarde autour de nous, m’a-t-il dit, ces vieilles demeures qui ne demeureront pas. Ont-elles vraiment contenu tout ce bonheur qui nous échappe ? Pourquoi nous imposer une vie de seconde main quand nous pouvons inventer la nôtre ? La nuit était tombée brutalement. Quelqu’un avait allumé quelques bougies. La terrasse, frêle et sublime esquif dans la houle des gratte-ciel, avait levé l’ancre. Au moment de nous séparer, nous n’avions plus rien, ni biens ni certitudes, mais nous possédions le monde.
commentaires (7)
Un texte qui se lit comme un roman. Beau et tendre, simple et riche. Merci pour ce partage, pour ce voyage.
lila
12 h 41, le 06 septembre 2018