C’est à une véritable guerre autour des prérogatives constitutionnelles du président de la République et du Premier ministre que se sont livrés les milieux du Courant patriotique libre et du courant du Futur hier, soit 48 heures après l’entretien tenu lundi au palais de Baabda entre Michel Aoun et Saad Hariri. Ce dernier en avait profité pour remettre au chef de l’État une mouture de son futur cabinet. Une formule qui s’était rapidement heurtée à des « remarques » de la part de M. Aoun, suscitant l’ire de la communauté sunnite, dont des ténors sont montés au créneau hier pour manifester leur solidarité avec M. Hariri et mettre en garde contre « toute atteinte à la présidence du Conseil ».
C’est dans ce cadre que s’inscrit la guerre de tweets entre plusieurs ténors du Futur et du CPL, déclenchée au lendemain d’un communiqué publié mardi par les anciens Premiers ministres Fouad Siniora, Nagib Mikati et Tammam Salam. Ces derniers avaient stigmatisé la référence faite par le bureau de presse de Baabda (dans un communiqué publié lundi à l’issue de la rencontre Aoun-Hariri) à « des critères » pour la formation du gouvernement.
Ainsi, Élias Bou Saab, député CPL du Metn et conseiller de Michel Aoun pour les affaires diplomatiques, a posté hier un tweet dans lequel il s’est adressé à MM. Siniora, Mikati et Salam en ces termes : « J’ai lu votre communiqué et je partage votre attachement aux prérogatives du Premier ministre désigné. Mais je souhaite que vous soyez tout aussi attachés aux compétences du président de la République, conformément à la même Constitution. »
Le ministre sortant de la Justice, Salim Jreissati, connu pour ses (très) bons rapports avec le chef de l’État, a été encore plus loin. « C’est vous qui portez atteinte à la Constitution, et non le palais de Baabda dont le résident a prêté serment de rester fidèle aux textes constitutionnels », a-t-il écrit sur son compte Twitter, avant de s’en prendre nommément à Fouad Siniora. « Les larmes de crocodile que le président Siniora verse sur Taëf depuis Bkerké et le Vatican ne lui seront d’aucun secours. Et nous l’empêcherons de porter atteinte à la Constitution », a ajouté le ministre sortant. Une allusion à peine voilée à la visite de l’ex-Premier ministre à Bkerké la semaine dernière ainsi qu’à son déplacement au Vatican.
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Mais c’est surtout la série de tweets postés par Ziad Assouad, député aouniste de Jezzine, qui pourrait refléter au mieux l’état des rapports entre les partis de Saad Hariri et Gebran Bassil. Insistant sur le fait que le chef de l’État est « un partenaire essentiel » dans la formation du cabinet, M. Assouad a critiqué implicitement le Premier ministre désigné. « Qu’il est mignon, il ne veut pas démissionner… Il y a un élève qui doit avoir une punition et écrire 100 lignes, chaque lettre d’une couleur différente. Retournez à l’école... » a-t-il ironisé.
En face, plusieurs personnalités sunnites ont réagi à cette campagne menée par le CPL, mettant en garde contre « les atteintes aux équilibres ». Dans une déclaration à la presse, le ministre sortant du Travail Mohammad Kabbara a mis en garde contre « toute tentative de franchir la ligne rouge que représentent les prérogatives de la présidence du Conseil », soulignant que « cela pourrait démolir l’État ». « Toute proposition qui outrepasserait les compétences du Premier ministre pavera la voie à une révision de l’accord de Taëf et des équilibres qu’il a minutieusement établis », a-t-il dit.
Mouïn Merhebi, ministre d’État sortant pour les Affaires des réfugiés, connu pour sa farouche opposition à Michel Aoun et au parti qu’il a fondé, s’en est, lui, violemment pris à Gebran Bassil et à son « ego démesuré ». Dans un communiqué publié hier, le ministre sortant a rappelé que « dans l’accord de Taëf, Rafic Hariri a proposé la parité et le partage des prérogatives entre le Parlement et le Conseil des ministres afin de consacrer le vivre-ensemble et réconforter les chrétiens, et non pour accorder la priorité à une communauté aux dépens d’une autre, ou à un président par rapport à un autre ».
Il reste que c’est l’ancien ministre de la Justice Achraf Rifi, qui s’était ouvertement opposé au compromis politique conclu en 2016 entre Michel Aoun et Saad Hariri, qui a créé la surprise en prenant la défense du Premier ministre désigné. Même si ce geste pourrait paraître « naturel » quand il est perçu sous l’angle strictement communautaire. Sur son compte Twitter, M. Rifi a écrit : « Les atteintes aux prérogatives de la présidence du Conseil ou de tout autre poste sont intolérables. Nous y ferons face comme nous affronterons toute atteinte à la Constitution. » Assurant qu’il se tient aux côtés de Saad Hariri dans son attachement aux prérogatives de la présidence du Conseil, M. Rifi a estimé que « l’acceptation des violations de la Constitution signifie accepter des coutumes qui pousseront à sacrifier un accord historique qui a mis un terme à la guerre civile une fois pour toutes. Un sacrifice que la majorité des Libanais ne veut pas ». Fait significatif, M. Hariri avait repris contact par téléphone il y a deux jours avec M. Rifi, après un très long moment de rupture et d’adversité politique, pour s’enquérir de l’état de santé des deux filles de l’ancien ministre, récemment blessées dans un accident d’auto.
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« Un faux débat »
Toutes ces prises de position sont, à n’en point douter, à même de susciter de sérieuses interrogations concernant le sort du compromis politique qui a donné le coup d’envoi au régime actuel. D’autant que la guerre des prérogatives a opposé les deux piliers de cette entente. Mais à Baabda, c’est une autre vision que l’on présente. Citées par notre correspondante Hoda Chedid, des sources proches de la présidence assurent que la question des prérogatives ne se pose pas et que le président Aoun a usé des siennes sans porter atteinte à celles du Premier ministre. Dans les mêmes milieux, on tient à noter que Michel Aoun n’a pas opposé un veto catégorique à la formule présentée par M. Hariri. Il a simplement formulé des remarques autour de certains points qui exigent des contacts supplémentaires, dont Baabda attend l’issue.
Même son cloche à la Maison du Centre où l’on semble déterminé à ne pas alimenter la polémique autour des prérogatives respectives du chef de l’État et du Premier ministre désigné. Des sources au sein du groupe parlementaire du Futur assurent à L’Orient-Le Jour que la querelle d’hier n’est aucunement à même de menacer l’entente de 2016. Cette polémique est un faux débat, à l’heure où l’on devrait plancher sur la mise sur pied d’un cabinet dans les plus brefs délais, ajoute-on. Et de poursuivre : Saad Hariri attend les remarques du président Aoun concernant sa formule. En attendant, il a fixé des critères pour son équipe : il faut former un gouvernement d’entente nationale pour lancer les réformes économiques. Cela nécessite la présence de certains blocs essentiels, dont les Forces libanaises et le Parti socialiste progressiste. M. Hariri connaît bien la Constitution et ses prérogatives. Il est conscient du fait qu’il doit former le gouvernement en collaboration avec le président de la République, dit-on.
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Mais en dépit de cette atmosphère positive, certains milieux souverainistes ne cachent pas leurs craintes quant à une possible crise de système. Une source FL souligne dans ce cadre à L’OLJ qu’il est faux de se lancer dans une guerre de prérogatives dans la mesure où cela pourrait mener le pays vers l’inconnu, voire une crise de système.
On insiste aussi sur la nécessité de former un gouvernement, tout en assurant l’attachement du parti au compromis politique actuel, dans la mesure où cela s’inscrit dans l’intérêt du pays.
Le président du Rassemblement de Saydet el-Jabal, l’ancien député Farès Souhaid, exprime lui aussi via L’OLJ ses craintes quant à la pérennité du système politique actuel fondé sur Taëf et la parité islamo-chrétienne. M. Souhaid explique sur ce plan que nous sommes face à une querelle sunnito-maronite dans laquelle le Hezbollah aurait mené M. Aoun pour éviter une confrontation directe avec M. Hariri, insistant sur la nécessité de « donner une coloration nationale et non communautaire à cette défense des prérogatives, et de former un gouvernement dans les plus brefs délais ».
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commentaires (5)
On se paie de la tête du peuple en créant des expressions savantes : Méeyar... Critères... Le monde démocratique entier s'entend a ce que les critères pour le choix des ministres soient: compétences dans leurs domaines, visions pour l'avenir de leur ministère au sein du pays et coopération avec l'équipe. Tout le reste n'est que charbon d'illusionistes! Pour le pays qu'on a et les problèmes qu'il a il nous faut au maximum de 10 ministres capables, et on en a plein, sérieux et non politisés qui portent le bien et l'avenir du Liban à cœur. Si Berry es sérieux et si les autres le sont aussi, qu'ils mettent à table cette "mouture" magique et nécessaire et oublions toutes ces tractations inutiles, dégradantes, loufoques et ...bon ça suffit là...
Wlek Sanferlou
16 h 07, le 06 septembre 2018