Alors que la classe politique continue de s’étriper autour de la distribution des quotes-parts ministérielles, la polémique sur la présence des réfugiés syriens est revenue sur le devant de la scène, attisant un peu plus un climat déjà survolté. Hier, un nouvel échange acerbe a eu lieu par tweets interposés entre le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt et des membres du bloc aouniste, venus en renfort à leur chef, Gebran Bassil, dans ses arguments sur un éventuel effondrement économique qui serait lié à la présence des réfugiés. Le débat, que viennent nourrir des données et des chiffres non vérifiés, voire même mensongers selon plusieurs économistes, a fini par créer un amalgame dangereux sur fond d’une tension socio-économique interne qui va en s’aggravant.
Après les propos tenus par M. Bassil, qui a accusé lundi devant la ministre néerlandaise du Commerce extérieur Sigrid Kaag les réfugiés syriens de menacer le Liban d’un « effondrement économique », M. Joumblatt a réagi dans un de ses tweets assassins. « Il faut arrêter de se payer la tête des gens en disant que l’économie libanaise s’écroule en raison de la présence des sans-abri syriens. Arrêtez cette surenchère raciste bon marché. (...) Arrêtez les navires-centrales turcs, cause principale derrière le déficit budgétaire », a-t-il twitté lundi soir.
« Pourquoi l’équipe au pouvoir ne mentionne-t-elle pas la loi numéro 10 qui met des conditions au retour des réfugiés syriens (de la part du régime syrien) ? Où sont les mesures réformatrices visant à diminuer le déficit ? » a ajouté M. Joumblatt hier matin.
Dans un entretien à L’OLJ, le leader druze a constaté hier qu’« une fois la conférence dite CEDRE terminée, l’équipe au pouvoir n’a plus jamais parlé des réformes administratives et structurelles requises dans l’ensemble des secteurs ». « Tout le débat tourne autour du retour inconditionnel des réfugiés et du spectre de l’effondrement économique », a-t-il déploré, évoquant au passage les dysfonctionnements d’EDL et des impayés dans ce secteur, « près de 40 % », dit-il. Le chef du PSP devait revenir à la charge dans un nouveau tweet hier soir pour attaquer les responsables concernés au sujet de la politique adoptée en matière d’électricité.
(Reportage : Rentrer en Syrie ou rester au Liban ? Des réfugiés syriens s’expriment)
Auparavant dans la journée, le ministre sortant de l’Énergie, César Abi Khalil (CPL), avait répliqué à M. Joumblatt, en évoquant sur Twitter une étude du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) qui mentionne « un déficit direct découlant du service de l’électricité aux réfugiés syriens qui s’élève à 333 millions de dollars ».
Plusieurs membres du bloc du « Liban fort » ont relayé la guerre verbale, évoquant, comme l’a fait Georges Atallah, député du Koura, « une véritable trahison nationale » de la part de M. Joumblatt qui « lésine à trouver une solution à la crise des réfugiés qui a réduit le taux de croissance de 5 % », ou encore Antoine Pano, député de Beyrouth, qui a évoqué « les conséquences catastrophiques de la crise syrienne ». Le député Talal Arslane s’est également mis de la partie, accusant M. Joumblatt d’avoir fait pression pour « faire entrer les déplacés au Liban ».
Cette polémique survient après plusieurs semaines de tension entre le palais Bustros et le Haut-Commissariat des réfugiés accusé par le ministre des Affaires étrangères de s’opposer au retour des réfugiés chez eux. Cherchant à calmer le jeu, les prélats et évêques maronites ont invité mercredi dernier les responsables libanais à s’entendre sur le plan national pour organiser ce retour, tout en critiquant l’attitude du ministre des Affaires étrangères en estimant que le retour devrait se faire en coordination avec la communauté internationale.
Interrogé, Charbel Cordahi, expert économique du CPL, affirme que « les charges directes subies par le gouvernement libanais s’élèvent à 20 milliards de dollars. La communauté internationale a aidé le Liban à hauteur de 9,7 milliards. Le coût direct (de la présence des réfugiés syriens) s’élèverait ainsi à 10 milliards », dit-il, soulignant qu’il faut également prendre en compte « l’impact indirect de la crise des réfugiés (déficit croissant dans la balance des paiements et dans la balance commerciale, épuisement des biens publics, hausse de la criminalité, etc.) évalué, durant les sept dernières années, à 36 milliards de dollars ».
(Pour mémoire : Navires-centrales : le pouvoir ne veut pas tenir compte de l'avis de la DDA, selon Joumblatt)
Enjeu moral
S’il ne conteste pas l’impact que représente la présence des réfugiés sur l’infrastructure et sur les communautés d’accueil qui relèvent de régions qui sont au départ sous-équipées et sous-développées du fait de l’absence de l’État, l’ancien ministre Tarek Mitri dénonce « les amalgames, les généralisations, les imprécisions et la stigmatisation de toute une population ». Selon lui, l’enjeu principal, qui était au départ politique, « est devenu un enjeu de rectitude intellectuelle et de responsabilité morale ».
Le fait d’attribuer le faible taux de croissance à la présence des réfugiés est, dit-il, « irréaliste », puisque c’est la logique contraire qui prévaut, à savoir que « les Syriens qui bénéficient d’aides internationales dépensent les sommes obtenues au Liban, notamment en nourriture et loyers. Donc, logiquement, cela contribue à augmenter le produit national brut et non le contraire », dit-il.
Pour l’économiste Jad Chaaban, les Syriens dépensent plus d’un milliard de dollars par an au Liban. Le budget octroyé aux réfugiés par le seul programme alimentaire des Nations unies est estimé à 600 millions de dollars, sans mentionner les aides versées aux écoles et autres services octroyés aux réfugiés « que la communauté internationale finance et non l’État libanais », précise encore l’économiste qui indique que le seul impact négatif de la présence des réfugiés à relever est sur le plan de l’environnement, du fait de l’augmentation de la densité de la population.
Allant à contresens de la théorie avancée par M. Bassil, M. Chaaban affirme avoir « plutôt peur d’un effondrement qui aurait lieu si les réfugiés devaient retourner d’un coup, privant subitement de nombreux Libanais des loyers qu’ils leur versaient jusque-là ». Les revenus générés par les locations sont estimés entre 70 et 80 millions de dollars.
Politisé à outrance, le dossier des réfugiés risque de se transformer en une bombe à retardement si la polarisation et les clivages qu’il suscite ne sont pas jugulés à temps, craigne-t-on dans les milieux diplomatiques. « Chaque partie politique tente de séduire sa base populaire sur cette question sensible, en l’absence d’une politique nationale du retour, devenue incontournable », commente l’expert en matière de politiques publiques et de réfugiés Ziad el-Sayegh. Il préconise la nécessité pour le CPL et le Hezbollah, « des partis qui se sont érigés en institutions supranationales, de mettre un terme à leur unilatéralisme en matière de retour des réfugiés ».
Depuis Ersal, Bassil persiste : Nous ne reviendrons pas sur le retour des réfugiés syriens
commentaires (6)
Querelles tribales pour un Liban qui ne changera pas .
Antoine Sabbagha
19 h 32, le 11 juillet 2018