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Liban - La carte du tendre

Quand Kaslik était nature

Crédit photo : collection Georges Boustany/LLL.

Une dame d’un certain âge au bord de l’eau, austère manteau écossais cachant la silhouette, cheveux coupe au carré soufflés à la mode des années 50, semble chercher quelque chose entre les rochers. Elle a manifestement du mal à se déplacer : ce n’est pas évident, ces galets sont durs et glissants, les chaussures inadaptées ; et puis trouver des coquillages au Liban, même à cette époque-là où les droits de la nature sont moins bafoués qu’aujourd’hui, à quoi s’attend-elle ? On n’est plus au temps des Phéniciens et de leur murex, que diable !

Tout autour, des rochers blancs façonnés par des siècles de ressac et d’intempéries, une plage tout en aspérités et finalement peu accueillante bordant une mer hérissée de récifs d’un brun inquiétant, on dirait le ricanement aigri d’une sorcière. Avec le noir et blanc, on n’a même pas le bénéfice du turquoise : tout respire l’hiver, la grisaille, le froid, l’humidité, l’ennui ordinaire et les « excursions » du dimanche qui consistent à ne pas aller trop loin, le jour est trop court, finalement cette plage est suffisamment exotique pour aujourd’hui, on a reniflé le vent.

Pourtant, voilà une bien jolie baie qui se dessine au loin, la « plus belle du monde » pour certains, en tout cas à cette époque-là. La côte qui la borde, où affleurent des habitations séculaires coiffées de tuiles, semble exagérément étroite, voire inexistante, littéralement soulevée par des montagnes couvertes de pins, pratiquement verticales, on dirait un raz-de-marée à l’envers qui va tout jeter à la mer. C’est effrayant au possible, heureusement que la Vierge veille au sommet.

Ce paysage est bien familier : on aura aisément reconnu la baie de Jounieh et son charmant petit village qui, déjà, part discrètement à l’assaut de son relief environnant. Jusqu’ici, le changement n’est pas trop brutal. En revanche, là où se tient notre héroïne du jour, ce lieu inviolé depuis des millénaires et d’où la vue sur la baie est imprenable, n’existe plus. Il a été enterré sous un énorme port de plaisance plus connu sous le nom d’ATCL (Automobile et Touring Club du Liban).

Le site web de l’ATCL nous apprend que c’est en 1964 que le gouvernement libanais demande au Conseil exécutif des grands projets (CEGP), présidé par Farid Trad, Henry Naccache et Fayez Ahdab, d’assurer la maîtrise d’œuvre de l’extension du troisième bassin du port de Beyrouth. Le trio était bien connu pour avoir supervisé la construction de l’aéroport de Khaldé, inauguré le 1er juillet 1950. Il reste quinze millions de livres dans le budget du port : le CEGP convainc alors le président de la République Fouad Chéhab d’autoriser, par décret présidentiel, la construction de trois bassins sur la côte sud de la baie de Jounieh : un de plaisance, un pour la marine militaire et un pour la pêche. La gestion du port de plaisance est confiée à l’ATCL, une association fondée en 1919 par rien moins que le marquis Jean de Freige, Alfred Sursock, Sélim Salam, Habib Pharaon, Jacques Tabet, Albert Naccache, Ahmad Beyhum, Michel Chiha, Charles Corm, pour ne citer que ceux-là, dans le but de promouvoir le sport automobile et développer le tourisme sous toutes ses formes. L’ATCL hérite donc d’un plan d’eau de 50 000m2 bordé d’un terrain de même surface à Kaslik. La marina et le restaurant (dessiné par le célèbre Oscar Niemeyer, architecte de l’incroyable Foire de Tripoli), seront inaugurés en 1969.

Aujourd’hui club très fermé avec des listes d’attente de plusieurs années pour les adhésions de nouveaux membres, l’ATCL de Kaslik n’en est pas moins toujours aussi actif avec l’organisation de compétitions automobiles, de tournois de tennis et d’autres événements de renommée internationale. Que l’on apprécie ou pas le violent changement survenu dans le paysage de cette photo ou le fait qu’il soit désormais, comme tant d’autres points du littoral, fermé à monsieur tout-le-monde, une plage assez inhospitalière est devenue, en quelques années, une des marinas les plus en vue du Liban. 


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Une dame d’un certain âge au bord de l’eau, austère manteau écossais cachant la silhouette, cheveux coupe au carré soufflés à la mode des années 50, semble chercher quelque chose entre les rochers. Elle a manifestement du mal à se déplacer : ce n’est pas évident, ces galets sont durs et glissants, les chaussures inadaptées ; et puis trouver des coquillages au Liban, même à...

commentaires (4)

Un article intéressant, comme toujours, avec la photo de la jolie baie de Jounieh des années 50 et les explications autour du port de plaisance 'ATCL' je comprend maintenant mieux comment le paysage actuel a été formé car j'ignorais quelle était l'histoire de l'endroit de l'ATCL ...

Stes David

08 h 20, le 07 avril 2018

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Commentaires (4)

  • Un article intéressant, comme toujours, avec la photo de la jolie baie de Jounieh des années 50 et les explications autour du port de plaisance 'ATCL' je comprend maintenant mieux comment le paysage actuel a été formé car j'ignorais quelle était l'histoire de l'endroit de l'ATCL ...

    Stes David

    08 h 20, le 07 avril 2018

  • L,ANCIEN BEAU TEMPS OU TOUT LE LIBAN N,ETAIT QUE NATURE VERTE ET BLEUE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    17 h 18, le 06 avril 2018

  • Précision : Le nom de "Kaslik" n'existe pas, c'est un lieu-dit. Kaslik est un surnom attribué à la pinède du village de Sarba depuis les années 1800 parce qu'elle servait de caserne pour les armées ottomanes jusqu'à 1916. Le mot "kaslik" est une déformation du mot "kislek" caserne en turc. CQFD.

    Un Libanais

    15 h 11, le 06 avril 2018

  • "Cadastralement" parlant, l'endroit où est construit l'ATCL s'appelle "Ras-elTayr" (Tête d'Oiseau) il n'a rien à voir avec Kaslik. Le vrai Kaslik est la pinède qui s'étend de la villa de Béchara el-Khoury jusqu'à la villa de Charles Hélou exclusivement. De l'embouchure de Nahr el-Kalb jusqu'au Port de Pêche, le rivage était jonché de rochers à fleur d'eau. Leur disparition totale avait commencé par la construction de l'ATCL. Les rochers de la photo étaient à l'Est de l'ATCL. Mon origine jouniote, me permet cet éclairage.

    Un Libanais

    13 h 11, le 06 avril 2018

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