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Liban - La carte du tendre

Khaldé et l’héroïsme des Baltagi

Crédit photo : Collection Georges Boustany.

Trouvée au fond d’un sac jeté aux ordures, cette photo à la Robert Capa constitue pourtant le témoignage poignant d’un événement historique qui a marqué les esprits au milieu du siècle dernier.
Sur une mer déchaînée, un navire est en perdition. Il s’est échoué tout près de la côte et prend de la gîte à tribord dans une position précaire, comme un funambule ivre. Le vent tempétueux est si violent que l’écume trouble d’embruns la houle démontée, ajoutant une brume hitchcockienne à la scène ; l’angoisse est à son acmé. À regarder de plus près, la situation est désespérée : pilonné par des vagues de cinq mètres, le paquebot s’est fendu en deux parties égales dont le divorce s’annonce dramatique, sous un ciel aux cinquante nuances de gris.

Ajoutant un geste théâtral à la muette tragédie qui se joue sur ce petit cliché (5,5x9cm), un spectateur sur la plage tente sans conviction de communiquer avec quelqu’un à bord : il y a 310 passagers et membres d’équipage, des femmes, des enfants assoiffés et grelottants, on entend presque leurs cris et gémissements qui se confondent avec ceux du vent et de l’acier en souffrance, le bateau risque de chavirer à tout moment, et pourtant… Juste en face, des badauds observent la scène comme aux jeux du cirque, assis à même le sable ; la troupe est présente, l’ambiance est bon enfant, on aperçoit une carabine en bandoulière au premier plan à gauche et un képi à droite, mains derrière le dos, à croire que la maréchaussée attend l’arrivée d’éventuels survivants pour exiger leurs passeports ; le règlement c’est le règlement.
Eût-elle été un tableau, cette photo qui rappelle les huiles marines du Grand Siècle aurait pompeusement été légendée, sur une petite plaque de cuivre : « Naufrage du Champollion. »

Le paquebot, lancé en 1924 en présence de l’arrière-petit-neveu de Jean-François Champollion lui-même (celui qui déchiffra les hiéroglyphes pour la première fois), appartenait aux Messageries maritimes et assurait la liaison Marseille-Alexandrie-Beyrouth. Particulièrement apprécié pour ses décors somptueux faisant référence à l’Égypte ancienne et à Toutankhamon dont on venait de découvrir le tombeau, il possédait une curiosité technologique : un des premiers lave-vaisselle du monde. D’un luxe affirmé, il offrait un décor digne du Titanic : le teck et l’acajou dans les cabines de première, les mosaïques dans les salles de bains et de magnifiques fers forgés au niveau des ascenseurs.

Retour à l’aube funeste du 22 décembre 1952. À 3h30 du matin, le nouveau phare de l’aéroport de Khaldé, qui vient d’être inauguré, induit l’officier de quart en erreur : il a presque la même fréquence que le phare de Ras-Beyrouth. Ayant mis le cap sur la plage en croyant entrer au port, le Champollion est pris dans les brisants et s’échoue à deux cents mètres du rivage ; le temps exécrable n’arrange rien, avec ces lames, les embarcations de secours sont des dangers flottants. 

À plusieurs reprises, on tend un câble d’acier entre le navire et la plage dans l’espoir de faire sortir les naufragés un à un mais il se rompt. Sous les coups de bélier des vagues qui affouillent sous la coque, le navire finit par se briser en deux. Pas moyen de leur venir en aide : vingt-quatre heures plus tard, assoiffés et démoralisés, mais trompés par la proximité apparente du rivage, plusieurs naufragés se jettent à l’eau. Dix-sept d’entre eux se noient, asphyxiés par la nappe de mazout qui s’est écoulée du bateau ou écrasés contre les récifs ; d’autres sont secourus in extremis par de jeunes téméraires après s’être accrochés aux brisants avec l’énergie du désespoir. Finalement, trois remorqueurs du port, les frères Radwan, Mahmoud et Salah Baltagi, réussissent à coup de manœuvres improbables à accoster le navire avec leur bateau-pilote et à sauver passagers et membres d’équipage au cours de sept voyages héroïques, un exploit qui leur vaudra d’être cités par la France dans l’ordre du Mérite maritime.

Comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, le naufrage est intervenu au tout début du glorieux mandat du président Camille Chamoun (1952-58), qui a supervisé lui-même les secours à partir de la plage, entouré de membres de son gouvernement. En ultime manifestation de la malédiction de Toutankhamon, le défunt Champollion sera revendu quelques semaines plus tard à une société libanaise qui le découpera pour en recycler les matériaux à la tonne.


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Trouvée au fond d’un sac jeté aux ordures, cette photo à la Robert Capa constitue pourtant le témoignage poignant d’un événement historique qui a marqué les esprits au milieu du siècle dernier.Sur une mer déchaînée, un navire est en perdition. Il s’est échoué tout près de la côte et prend de la gîte à tribord dans une position précaire, comme un funambule ivre. Le vent...

commentaires (3)

Ou est passé le sable depuis...??

LeRougeEtLeNoir

16 h 39, le 18 mars 2018

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Commentaires (3)

  • Ou est passé le sable depuis...??

    LeRougeEtLeNoir

    16 h 39, le 18 mars 2018

  • Les frères Baltagi connaissaient par coeur les fonds marins beyrouthins et servaient de guides aux bateaux qui entraient au port.

    KHEIREDDINE EL-AHDAB

    02 h 29, le 18 mars 2018

  • Le jour du naufrage du "Champollion" le 22/12/1952, c'est le phare de l'aéroport de Bir-Hassan à Ouzaï qui avait induit l'officier du quart en erreur et non le phare de l'aéroport de Khaldé inauguré le 23/4/1954. J'était moi-même parmi les badauds sur le monticule face au malheureux paquebot, j'ai vu, impuissant, les naufragés aveuglés par le mazout cogner sur les rochers juste devant nous. Un temps exécrable, pluie, vents, froid... devant le spectacle héroïque du canot des frères Baltagi...

    Un Libanais

    09 h 28, le 17 mars 2018

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