Au bord de l’abîme. Voilà ce que les Atlas et les manuels de géographie omettent de signaler quand il s’agit de situer le Liban. Il ne s’agit bien sûr ni des falaises de Naqoura, ni de la péninsule de Hamate, ni du gouffre de Balaa, ni de la vallée de Qadisha. Au bord de l’abîme, comme un état naturel, un caractère héréditaire, un léger défaut de fabrication. Ces choses-là ne changent jamais. On peut en souffrir, il est rare qu’on en meure. L’organisme s’adapte, compense, rétablit son équilibre avec ce qu’il a. Les fragilités constitutionnelles, on vit avec, mais il faut être prudent, on n’est jamais à l’abri d’une crise en attendant que de nouveaux traitements soient tentés et prennent effet.
Au bord de l’abîme donc, nous vivons tous les jours, longeant, inconscients et sans l’ombre d’un vertige, un précipice invisible. Les risques de chute et de rechute sont nombreux pourtant, et rien que les nommer nous donne froid dans le dos. La stabilité de la monnaie, par exemple; le souvenir de la dévalorisation en cascade de la livre libanaise est encore cuisant pour la génération active des années 1980. Ou la perspective d’une nouvelle guerre civile. Ou le retour des attentats en série, ce cauchemar qui nous a si longtemps poursuivis. Ou celui de la mainmise syrienne sur notre territoire et nos institutions. Ou celui d’une nouvelle impasse dans le traitement des déchets. Ou le spectre d’une guerre israélienne de type juillet 2006. La destruction des derniers résidus d’espaces verts et de bâtisses familières au profit de nouvelles tours. La famine aussi, inscrite dans notre mémoire archaïque depuis 1917, mais plus rationnellement l’installation sine die de la crise et de la masse écrasante de réfugiés qui pèse sur nos infrastructures et nos moyens congrus, le tout envenimé par une corruption sans précédent. Telles sont en gros nos hantises collectives, et elles sont de taille. En cette veille d’élections, elles ne sont pas difficiles à répertorier.
Parlons donc de malheur, non parce qu’un parti majeur propose un dérisoire gri-gri contre le mauvais œil pour nous en préserver, mais parce que l’heure est venue de choisir une nouvelle task-force capable de prendre des résolutions équitables, en phase avec notre époque et bénéfiques pour tous, de construire enfin le nécessaire rempart au bord de notre gouffre endémique. Certes, dans notre démocratie héréditaire, les familles politiques n’ont pas fini d’imposer leurs descendants mâles en tête des listes électorales. Pour ce faire, elles arguent de leur longue (trop longue) expérience de l’arbitrage des conflits de murs mitoyens qui finissent mystérieusement en combats de tranchées. Elles se servent des failles du système communautaire pour s’arroger de larges parts des revenus publics dont elles jettent quelques miettes à leurs partisans les plus soumis. Mais avec l’urbanisation galopante et l’autonomisation non moins accélérée des femmes, féodalisme et traditions patriarcales ne seront bientôt plus qu’un mauvais souvenir.
Par notre vote, nous sommes les cocréateurs du Liban que nous souhaitons. On nous traite souvent de moutons, mais c’est le mouton qui fait le berger. Ne suivons pas les Musiciens de Brême.
L’heure du berger
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 05 avril 2018 à 00h00
Toutes les vérités ne sont pas toujours bonnes à dire! Mais dans votre analyse, vous avez bien visé Fifi: pourvu que cette fois-ci les libanais cessent de voter comme des moutons de panurge!! Bravo Fifi! Ce que vous avez écrit est une bonne orientation avant le vote du 6 Mai. Bonne chance aux vrais bergers!
18 h 22, le 08 avril 2018