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Lifestyle - Photo-roman

« Je suis mère d’une fille de douze ans »

Photo G.K.

Je suis la fille d’un avocat et d’une femme au foyer, le produit fortuit de leur éducation laïque et éclairée. Je suis l’équilibre entre mes défauts et mes défis, le pont entre mes lésions et leurs leçons, la somme de mes goûts et mes dégoûts. Je suis le chantier des choses que je méprise et celles dont je suis éprise, la conséquence des expériences qui m’ont faite et de mes défaites. Je suis le cinéma qui s’est empilé sur mes étagères, les posters que j’ai plantés sur mes murs, les livres dans lesquels j’ai crapahuté, ceux que j’ai noircis et autant de visages que j’ai rêvés. Je suis les sédiments d’une guerre dont je me soigne encore, une cicatrice en forme de soleil sur le genou droit. Je suis un magma de rencontres, d’apprentissages, de découvertes, de fantasmes, de soirées, de hasards. Pourtant, lorsqu’un inconnu me demande ce que je fais dans la vie, ma réponse me devance toujours : « Je suis mère d’une fille de douze ans. »
Je suis allergique aux fruits à coque, fraîchement diagnostiquée intolérante au gluten, fan de Prince et de Feyrouz qui gazouillaient dans le transistor de ma grand-mère. Je suis une médaille d’or en natation décrochée au Summerland en juillet 84, championne du monde au soufflé à la vanille. Je suis fondatrice d’une compagnie qui se porte plutôt bien. Je suis Cancer, entêtée, élitiste, couche tard, intransigeante, aussi entière que fêlée, loyale, des fois désarçonnante. Séduite par un éclat de rire, dangereuse quand on me blesse, timide donc intimidante, marrante et amarrée, plutôt fermée à double tour qu’ouverte à tous les vents. Je suis tout cela, l’ensemble de cet éventail de possibles. Cependant, à la réponse « Qui êtes-vous ? » sans m’en rendre compte, je rétorque éternellement : « Je suis mère d’une fille de douze ans. »

Mon ADN de mère
En fait, dès lors qu’a paru mon enfant un matin de janvier 2007 et que cette part de moi est partie de moi, j’ai compris que j’emménagerai pour le reste de ma vie dans un rôle que je ne me serai nullement imaginé incarner. Dans un sursaut de frayeur, j’ai dû intégrer la lourde réalisation que ce moi de mère fraîchement revêtu gommerai tous les autres et jamais je ne m’en défroquerai. Je me suis donc débrouillée pour mener au mieux cette mission de laquelle j’avais été investie, en plus de devoir composer avec ce raz-de-marée d’amour dans lequel je me suis tenue de basculer tout entière. Des outils de ce nouveau métier, je n’avais que l’instinct et l’amour. Il m’avait suffi de prendre S. dans mes bras, toute petite S., pour que poussent au plus profond de moi des millions d’atomes qui m’introniseraient maman. Depuis, mariant ma matière grise avec ce que m’avait offert la nature, je crois avoir élevé ma petite S. avec tendresse et constance, rigueur et aisance, en évitant soigneusement, au risque d’une quiétude perpétuellement mise à l’épreuve, de l’étouffer, en vacillant sur le fil du rasoir entre mère poule et mère cool.
Très tôt, je lui ai présenté les instruments d’une liberté dont elle ne sait souvent pas se servir. J’ai préféré les mots aux baffes tout en lui estampillant une ligne d’interdits. J’ai veillé strictement à sa santé, son sommeil, son éducation et son épanouissement. Je lui ai parlé des méfaits de la drogue et de la cigarette, de la face cachée de l’alcool, et lui ai proposé une pléiade d’activités dont elle distillera un jour, j’espère, une passion. Parfois, je consulte une amie psychologue pour parfaire ce boulot qui me consume à plein-temps. Sur ses bons conseils, l’été dernier, pour la première fois, nous avons envoyé S. en colonie, en lui expliquant l’importance de la distance du cocon familial. Oui, ça m’avait brûlé, mais j’ai dû la laisser, trempée de larmes, triste à se tordre, pareille à son premier jour d’école, alors que je mordais sur une angoisse qui semblerait être semée dans notre ADN de mère.

Puce
Voilà, dans l’apparence, mon rôle de mère dont mon entourage loue l’aspect dosé, calibré et équilibré. À l’école, les professeurs que je me garde d’harceler pour un oui et pour un non disent aux autres mamans, à propos de moi : « Quelle maman exemplaire ! Puisse-t-elle vous inspirer ! » et cela ne me fait sourire qu’à l’envers. Car lorsque le vernis se fendille, que la face se craquelle, il m’arrive d’être la mère obsédée et obsédante de Black Mirror qui, terrifiée à l’idée de perdre sa fille, lui implante une puce permettant de surveiller ses moindres faits et gestes. Celles qui étranglent à défaut d’avoir été étreintes, qui pompent l’air parce qu’elles manquent d’oxygène. Celles qui font porter à leurs petits la masse de projets qu’elles n’ont jamais osés ou réussi à tutoyer. Je suis les tours de contrôle qui régissent, ordonnent, marient et fabriquent des petits êtres tels qu’elles en ont rêvé. Je suis les invasives et les évasives, les soûlantes et les saoulées. Je suis celles qui s’autorisent à privilégier leur peau de femme à celle de maman. Je suis celles qui prennent des avions et ratent des fêtes de fin d’année. Celles qui distribuent des baffes qu’elles pensent bâfrées d’amour. Je suis celles qui montent leur féminité sur des talons aiguille pour mieux la descendre en dessous de la ceinture. Celles qui refusent de donner le sein, car elles considèrent que leur corps leur appartient. Celles qui se donnent tout entières, quitte à se perdre en chemin. Celles qui interdisent les lectures qui corrompent la vertu, déchirent des pages où s’invite la nudité, qui examinent les ordinateurs et contestent les petits amis boutonneux, les toilettes dénudées et les innocentes promenades. Celles qui parcourent un journal intime et violent l’intimité. Celles qui hurlent leurs infinis désirs de perfection, que les chairs de leurs chairs sont inaptes à rassasier. Je suis une non-mère parfois, de celles qui n’ont pas pu, su ou voulu.

Bonne fête à toutes, même à celles-ci.

Je suis la fille d’un avocat et d’une femme au foyer, le produit fortuit de leur éducation laïque et éclairée. Je suis l’équilibre entre mes défauts et mes défis, le pont entre mes lésions et leurs leçons, la somme de mes goûts et mes dégoûts. Je suis le chantier des choses que je méprise et celles dont je suis éprise, la conséquence des expériences qui m’ont faite et de...

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