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Culture - Musique

Bent al-Masarwa : féministes, égyptiennes et bruyantes

Le trio de chanteuses brise le tabou du sexisme et revient avec un nouvel album réalisé en collaboration avec des femmes de Haute-Égypte.

Bent el-Masarwa dézingue les tabous qui écrasent les femmes égyptiennes au quotidien. Photo Maged Abou el-Dahab.

« Alfen w khomso meyaaaaaa ! » Au rez-de-chaussée d'un bâtiment qui abrite l'association Ikhtyar for Gender Studies, de jeunes femmes glapissent, s'agrippent les unes aux autres et font éclater des rires comme pétarade le pop-corn bouillant. « Pardon ! s'excuse Marina, hilare, le projet avance bien, on a déjà récolté 2 500 dollars. »

Marina, Mariam et Esraa, chanteuses du groupe Bent al-Masarwa, ont élu domicile dans les locaux de cette association de défense des droits des femmes et d'études sur le genre et la sexualité, le temps de leur campagne de crowdfunding. Leur objectif : récolter 12 000 dollars pour produire leur nouvel album.
C'est en 2015 que ces chanteuses se sont fait connaître, avec un premier opus éponyme Bent al-Masarwa. Se revendiquant groupe féministe égyptien – « pas un seul mot ne peut être enlevé, c'est notre identité pure et simple », explique Esraa –, elles ont porté un premier coup de canif aux tabous qui voilent l'existence des femmes en Égypte. Aujourd'hui, elles veulent remettre ça avec un album empreint de musique traditionnelle orientale mêlant le rap, le rock et la pop.

« Notre premier album était centré sur nous, sur ce que de jeunes femmes, modernes et urbaines peuvent subir dans leur vie au quotidien à cause de leur genre », explique Esraa, affalée dans un beans bag. « Et puis, on a eu envie de faire évoluer notre discours en donnant la parole à d'autres femmes, plus isolées, plus marginalisées qui n'ont pas accès à cet espace de parole que nous avons. Nous sommes conscientes des discriminations que nous subissons, mais aussi de nos privilèges en tant que jeunes femmes issues de la classe moyenne égyptienne. Nous avons eu envie de connecter nos histoires à celles d'autres femmes et de les faire dialoguer », explique-t-elle.

 

Derrière chaque femme, une histoire
Pendant 10 mois, elles ont réalisé des ateliers d'écriture en Haute-Égypte, à la rencontre d'autres Égyptiennes pour échanger leurs récits et écrire des chansons qui leur ressemblent. « Ça nous a permis de prendre conscience des souffrances de chaque femme et la manière dont chacune essaye de les combattre, explique Mariam, la parolière du groupe. L'idée, c'est aussi de transmettre leur parole, sans avoir à redire quoi que ce soit sur la manière dont elles gèrent les oppressions qu'elles subissent. Chaque femme subit des discriminations différentes et fait face au sexisme à sa façon. »

Lors de ces réunions, beaucoup ont abordé les questions de violence domestique, de racisme, de sectarisme ou de harcèlement, mais aussi « comment la société patriarcale a une influence directe sur leurs vies », précise Marina. « Par exemple, les chrétiennes n'ont pas le droit de demander le divorce, l'Église copte le leur interdit (...) Les questions d'héritage aussi, et l'injustice que certaines femmes subissent car on les empêche de garder les biens de leur mari en cas de décès, au profit d'un autre homme de la famille, un père, un frère ou un cousin, poursuit-elle, ou comment l'excision a un impact dramatique sur leur sexualité et leur mariage. »

C'est la raison pour laquelle elles ont choisi d'intituler leur nouvel album Mazghuna, une expression originaire de la région de Minya, désignant une femme qu'on soumet par la violence, réelle ou symbolique. Une formule à double sens qui signifie aussi l'enfermement : une oppression qui peut prendre de multiples formes et dont ces trois jeunes activistes veulent aider les Égyptiennes à se délivrer, de l'intimité de la chambre à coucher jusque sous les projecteurs de la scène. Cela commence par la reconnaissance que les problèmes existent : « Je me souviens de notre tout premier concert, ma famille est venue », se remémore Marina. « Mes tantes et ma mère ont mal réagi. Pas parce qu'elles n'étaient pas d'accord, mais parce qu'elles savaient que le discours dérangerait. Et puis mon père m'a dit : tu parles de choses qui arrivaient il y a 50 ans, maintenant c'est fini. Je lui ai dit non, je suis ta fille et je te dis qu'hier encore j'ai été harcelée dans la rue, regarde la réalité en face », poursuit-elle.

Si les trois jeunes femmes rencontrent un succès certain et se produisent à travers l'Égypte mais aussi au Liban, elles sont aussi la cible de violentes critiques. « On nous accuse d'inciter les femmes à se dénuder, éclate de rire Marina. C'est du n'importe quoi ! On les encourage à faire ce que bon leur semble : on défend aussi bien le droit des femmes à porter le niqab que la jupe courte. »
Sur leur page Facebook, elles publient les photos des figures qui les inspirent. « Il y a des Palestiniennes, des Indiennes, des Égyptiennes, des Chinoises... Là c'est Judith Butler, ici Frida Kahlo, Rosa Parks, Malala, Mona Mina, Nawal al-Sadawi... Derrière chaque femme, il y a une histoire et un combat », explique Marina.

 

Barrière psychologique
Un combat qu'elles doivent mener jusqu'aux confins de leur art. Mariam, étudiante en arts et musique à l'Université du Caire, se désole par exemple de tout ce que les femmes s'interdisent de faire par peur d'être confrontées à la discrimination ordinaire, jusque dans les milieux artistiques. « certaines inégalités se perpétuent car on n'ose pas assez, assure-t-elle. Aucune femme ne joue du drum par exemple, c'est réservé aux hommes, il n'y a pas non plus d'ingénieur du son. Il faut qu'on arrête de s'interdire les choses ».

D'ailleurs, les trois jeunes femmes militent pour que leur production soit exclusivement féminine, « pas parce qu'on n'aime pas les hommes, mais parce qu'on veut donner des opportunités aux femmes ».
C'est aussi la raison pour laquelle elles ont choisi de produire leur nouvel album de manière entièrement indépendante. « On a rencontré plusieurs producteurs, mais ils veulent en faire un produit à leur image. C'est un comble car ce sont des hommes. Et sur ce type de sujets, la censure n'est jamais loin ! » peste Esraa. Pour elle, l'omniprésence des hommes, notamment dans le milieu des arts et de la musique engagée, est du « mansplaining » (comportement masculin condescendant envers une femme, NDLR). Non pas qu'elle n'apprécient pas la part grandissante d'hommes épousant la cause féministe, mais « parce qu'ils ont encore trop tendance à imaginer la souffrance des femmes et envisager nos droits avec des yeux masculins. Les femmes doivent se raconter elles-mêmes, insiste-t-elle. Ils veulent toujours parler à notre place. Moi ça m'irrite, c'est souvent superficiel et franchement, ça ne nous aide pas ».
Et alors que les trois jeunes femmes prennent la pose devant l'objectif du photographe, elles piaillent et chahutent mais remettent leur masque sérieux dès que le bruit du déclencheur retentit : « On n'a pas besoin de sourire sur les photos, on n'a pas besoin d'être mignonnes et jolies si on n'en a pas envie, ça va à l'encontre de ce qu'on défend. »

 

Lien vers la page de crowdfunding :ici 

« Alfen w khomso meyaaaaaa ! » Au rez-de-chaussée d'un bâtiment qui abrite l'association Ikhtyar for Gender Studies, de jeunes femmes glapissent, s'agrippent les unes aux autres et font éclater des rires comme pétarade le pop-corn bouillant. « Pardon ! s'excuse Marina, hilare, le projet avance bien, on a déjà récolté 2 500 dollars. »
Marina, Mariam et Esraa, chanteuses du groupe...

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