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Culture - Festival de Beiteddine

Emel Mathlouthi, révélation et révolution au palais des émirs

La chanteuse tunisienne aux boucles indociles, à la vivacité allègre et à la musique mosaïque a donné hier soir un concert pendant lequel elle a porté avec force une musique tout droit sortie de ses tripes.

Emel Mathlouthi : la Tunisienne a la fibre libertine et la bouclette libérée. Press Photo Agency

D'abord la rencontre. Elle a eu lieu dans le lobby d'un hôtel bondé, après un vol outre-Atlantique et des embouteillages beyrouthins de deux bonnes heures, moment où toute autre star montante serait montée dans les tours, prière de dégager. Avec Emel Mathlouthi, qui tutoie très vite, c'est tout l'inverse. Facile d'abord, la jeune chanteuse est une excellente cliente de l'exercice de l'interview, elle qui (se) raconte bien et parle en moulinette. Elle est tunisienne et elle a le propos onguent qui coule à flots, vacillant – à l'image de sa toison dessalée – entre convivialité à volets ouverts et soucis de combler les silences pour balayer une angoisse qui ne semble affleurer qu'imperceptiblement. C'est une prolixe qui ne fait pas son impénétrable, ne camoufle pas ses opinions tranchées sous des bienséances imperméables. Elle commence par balancer avec la gouaille d'une fille gourmande : « Me produire à Beyrouth était une évidence. J'y suis déjà venue en 2005, ça a été le coup de foudre. D'abord pour la proximité avec la mer, essentielle pour moi, et pour cette liberté qui flotte dans l'air, ça m'avait marqué. Je me souviens aussi d'un café adorable, T-Marbouta ! ».

La bouclette libérée
En fait, on s'attendait à tout autre chose car nous étions tombés dans le piège bien ficelé par certains médias qui avaient entraîné à rebrousse-poil Emel Mathlouthi dans un médiocre jeu de rôle, l'étiquetant chanteuse révolutionnaire, notamment après son titre Kelmti Horra qu'avait adoubé la révolution du jasmin en tant qu'oriflamme. « À cette période, j'ai découvert qu'il y avait une protest song arabe. Je me suis beaucoup inspirée de la mélancolie et de la poésie de Marcel Khalifé et de l'énergie de Cheikh Imam. D'où mon morceau et mon album Kelmti Horra qui a été ma manière d'apporter une pierre à l'édifice de la révolution du jasmin », confie la chanteuse. Toutefois, elle nuance : « Je ne regrette pas du tout cette période, mais j'en garde un après-goût amer. On m'a vite estampillée chanteuse politique, engagée, tout ça, uniquement parce que j'ai une conscience et un sens de la justice. Ce n'est que normal ! »
Dès l'enfance, la Tunisienne eut la fibre libertine et la bouclette libérée. C'est son emblème, son logo, sa marque de fabrique qui lui a sans cesse tissé des parentées avec une ère hippie au débridé attendrissant, une époque où Dylan (son idole) et consorts défaisaient le monde pour mieux le réinventer. « À huit ans, dans l'amphithéâtre qu'on avait installé dans ma cité, je jouais à la chorégraphe, dirigeais la chorale, organisais des pièces de théâtre. Déjà, à l'époque, j'étais passionnée, intense avec un côté rebelle et chef de camp ! » se souvient-elle alors qu'elle rajuste les bretelles de sa robe qui lui sculpte des épaules de crawleuse en eaux troubles. Et de poursuivre : « J'ai eu ma période Céline Dion que je fredonnais en faisant la vaisselle. Je n'y vois rien de honteux. Cette chanteuse, dont on sait la technique irréprochable, a été mon école, vu que je n'ai jamais pris de cours de chant ! »

Exister en tant que chanteuse
Puis il y eut le choc Nirvana qu'une copine lui fait découvrir. « Je me suis dit : Waw, c'est ça que j'aime ! Et j'ai alors lancé mon groupe de métal. » Toutefois, Emel Mathlouthi fréquente plus volontiers la mouvance d'une Sinead O'Connor qui lui a prouvé « qu'une grosse voix n'empêchait pas de créer quelque chose d'intense et de sincère ». Elle rajoute : « C'était l'époque de mon déménagement à Paris et j'avais du mal à décoller cette étiquette de chanteuse politique parce qu'il règne un esprit presque néocolonialiste dans les médias occidentaux. J'ai eu simplement envie et besoin d'exister en tant que chanteuse, pour mes qualités artistiques et vocales. » Soit. Depuis, cette jeune maman de 35 ans installée à New York compose et écrit en anglais et en arabe avec pour seule méthode un instinct et une « volonté de creuser dans sa créativité, sans a priori », constamment en éveil. « Avec mon deuxième album, Ensen, ma colère est devenue artistique. Dans l'art, la musique surtout, il faut du feu, de l'eau, de la terre », confie l'artiste de passage au Liban.

La scène, un bel écrin
Et quel lieu, quel écrin, si ce n'est la cour intérieure du palais de Beiteddine conviendrait mieux à bercer, entretenir et magnifier toutes ces flammes qu'Emel Mathoulthi porte en elle ? C'est donc sur cette scène baignée d'une lumière aux palettes volcaniques – qui sied parfaitement à une grande romantique qui aime se jeter au cœur des brasiers – que l'auteure-compositrice a cassé, pendant une heure et demie, la gangue pierreuse qui l'a longtemps réduite à la statuette d'une révolution féminine, prouvant justement que sa musique dépasse la portée d'une œuvre engagée (stricto sensu) dont on l'a longtemps cataloguée. Bougeant lentement mais précisément, avec la nonchalance quasi soufiste d'une captive évadée, elle a entraîné le public à bord de la charrette chamarrée de son album Ensen, un recueil aux yeux changeants mais où l'on retrouve indéniablement « de la douleur qui est indissociable de ce romantisme très XVIIIe auquel je m'identifie », comme sur les titres À cet Instant ou Fallen. À la fois Pénélope exilée et laborantine de nouvelles sonorités, Emel Mathlouthi a tissé en direct une toile à cheval entre l'Orient et l'Occident, un terreau fertile où les sonorités tribales du folklore tunisien perdent le Nord telles des boussoles affolées pour se transformer en beats quasi électroniques, vifs et émincés (c'est le cas de Stranger ou Ensen Dhaif, un des morceaux phares du disque). Quant à la voix, aussi kaléidoscopique que les titres mosaïques, elle a irradié dès le premier souffle des mélodies à la douceur trompeuse (le limpide et perçant Fi Kolli Yawmen) pour se charbonner et s'immoler quand elle s'attaque au tonique Kaddesh, s'aiguiser quand elle empoigne le nébuleux Lost, s'exalter comme un derviche tourneur aux éclats de Thamlaton, ou se dépouiller quand elle réinterprète, pour clore le concert, le toujours aussi poignant Kelmti Horra (repris en chœur par l'assemblée électrisée). Et en bis, un poignant a cappella de Naci en Palestina (Née en Palestine).
La grimpeuse d'octave et jongleuse de beats a ainsi prouvé depuis la cour du palais de Beiteddine qu'elle aurait tout (ou presque, si ce n'était cette extrême sobriété qui semble lui clouer les ailes) pour être une petite fille adoptive de Björk. Mais la comparaison s'arrête là. De toute manière, avec Emel Mathlouthi, toutes les comparaisons devraient s'arrêter là. Du passé, faisons table rase, ou renversons la table, a l'air de crier cette chimiste des bruits qui octroie aux peaux de ses précieuses sonorités tunisiennes un dépoussiérage de grande classe, de connivence avec son producteur Amine Metani qui dit avoir vu en elle une révélation. Et il avait bien raison, même si on ne peut s'empêcher de rajouter... révolution.

D'abord la rencontre. Elle a eu lieu dans le lobby d'un hôtel bondé, après un vol outre-Atlantique et des embouteillages beyrouthins de deux bonnes heures, moment où toute autre star montante serait montée dans les tours, prière de dégager. Avec Emel Mathlouthi, qui tutoie très vite, c'est tout l'inverse. Facile d'abord, la jeune chanteuse est une excellente cliente de l'exercice de...

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