L'été 2004, dans un Beyrouth schizophrène, d'un côté réjoui de la paix revenue et de l'autre muselé par les services de renseignements syriens et leurs sbires locaux, s'organisait pour la première fois « Souk el-Barghout ». Sur le site rasé du vieux quartier marchand, tous les brocanteurs confirmés ou improvisés venus des quatre coins du pays étalaient leurs trésors. Ce qui allait devenir « Down Town » était encore un vaste chantier sans repères : le même no man's land, la même « ligne verte » que personne ne s'était hasardé à franchir depuis la guerre, mais débroussaillée, dévorée par les pelleteuses jusqu'à l'os, devenue blanche et lunaire, arène de ciment et de gravier. On se donnait le mot.
Comme c'était déjà le temps des grandes chaleurs, le souk ouvrait de 18h à minuit. On y allait le plus tard possible. L'ambiance était celle d'une fête de village. Kiosques, lampions, parfum de man'ouché que pour la première fois depuis longtemps on faisait cuire selon la recette rurale sur des « saj », ces fours à bois mobiles, généreux ventres de fonte noire devenus pour les Beyrouthins le comble de l'exotisme. Les alcools circulaient dans des verres en plastique, le soleil se couchait sur la mer. On venait se vider la tête après une longue journée de travail, le travail battait alors son plein. Tout le monde avait retroussé ses manches, les expatriés étaient revenus, il y avait tant à faire.
En attendant que le présent prenne forme et que se dessine l'avenir, on n'avait pour idéal de pays que celui que nous racontaient nos parents, encapsulé dans une parenthèse dorée qui aura duré, bon an mal an, une petite décade. Et justement, par la magie de Souk el-Barghout, ce pays-là nous revenait, comme surgi des trottoirs carrelés de frais, comme vomi des entrailles de la terre labourée et des vieux bâtiments excavés, étalé dans un fouillis lumineux sous les tentes des exposants de fortune.
Les premiers jours, les vendeurs étaient venus avec les moyens du bord, soit un amas de pacotille récupéré çà et là, parfois dans des maisons de morts, des successions sans successeurs, des trésors de pure émotion sans grande valeur marchande. Des vinyles des années 50 et 60, violons tziganes sur lesquels pleuraient de bonheur, d'amour et de fatigue les derniers fêtards des cabarets, airs populaires de Sabah ou Ferial Karim que snobaient les bourgeoises fraîchement sorties des collèges catholiques, et parfois des pépites, une rareté des Beatles ou le premier Black Sabbath. Ailleurs s'empilaient des photos jaunies d'inconnus familiers, derrière lesquelles on reconnaissait un décor, une église, une rue, un village du temps de l'innocence et que l'on s'arrachait sans trop savoir qu'en faire. Il y avait bien sûr ces bibelots dont s'enorgueillissaient les grands-mères, bonbonnières de saxe ou de limoges, cristaux de Bohême reçus à leur mariage, brisés par le premier petit-fils, recollés en douce par son père. Il y avait surtout ces objets publicitaires sur lesquels s'affichaient les réclames de grandes marques ou de hauts lieux disparus. Ce mémorial du pays rêvé occupait le vide du pays déçu. C'était il y a 13 ans. Down Town n'a toujours pas retrouvé son âme, vendue à quelque diable sans talent. Et nous cherchons encore la nôtre.
commentaires (6)
Article splendide! Et comme c'est vrai que Down Town n'a pas retrouve son ame...
Michele Aoun
18 h 16, le 13 juillet 2017