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Liban - La vie, mode d’emploi

63 - Le salut par les chiffres

Pour beaucoup, il n'est de meilleur révélateur et prophète que le chiffre qui peut aussi, au besoin, se faire sage. Ne vous conseille-t-il pas de tourner sept fois votre langue avant de parler, si vous êtes un Français bavard, de compter jusqu'à dix avant d'aller au casse-pipe quand vous êtes un Libanais casse-cou et fou de vitesse et fou tout court ? Quant à savoir d'où le chiffre tient une telle autorité, nul ne l'ignore qui est passé par l'école primaire : du « deux et deux font quatre ». Une version imagée de la puissance de cette équation nous est fournie par Dostoïevski qui la compare à un « mur » au pied duquel les taureaux, fonçant tête baissée, sont contraints de s'arrêter net... s'ils ne veulent pas sentir leurs cornes transpercer leur propre chair.
Pour d'autres, c'est la grandeur du chiffre qui importe le plus et détermine le baromètre de leur vie : les 8 % du taux de croissance, les 10 000 like recueillis par leur page Facebook...
Personnellement, je pense qu'il est très souvent possible d'en rester au chiffre 1 de telle manière que le mur cesse d'imposer sa nécessité désespérante; qu'il n'y ait qu'une seule personne qui vous parle et vous fasse oublier les 7 milliards tout autour, qu'un livre dans lequel vous êtes plongé et pour l'achèvement duquel vous donneriez sans hésiter la bibliothèque du Congrès si elle était à votre portée, qu'un lecteur qui vous apprécie et grâce auquel vous continuez à écrire comme s'il était une académie, qu'un instant de vrai bonheur et qui rachète ceux pesant plus lourd qu'un cœur d'enfant abandonné.
J'ai appris par Kundera qu'il existe une expression allemande, einmal ist keinmal, signifiant littéralement « une fois n'est aucune fois », et il en concluait qu'étant donné que nous ne vivons qu'une seule fois, c'est comme si nous ne vivions pas, d'où « l'insoutenable légèreté de l'être ». Eh bien ! je soutiens, contre lui, la langue allemande et la légèreté trop facile des jeux d'esprit, que la première fois est d'une telle importance qu'elle en imprègne tout l'après qui existe bel et bien. N'est-ce pas le premier coup d'archet qui, d'un opéra, donne l'atmosphère ? Un premier vol ne fait-il pas de vous un voleur, que vous ayez subtilisé adroitement un œuf ou, plus difficilement, un bœuf, et quel que soit, par la suite, le nombre de vos forfaits ?
Tout le monde se souvient du grotesque du Petit Père des peuples demandant, à propos du Vatican, le nombre de divisions qu'il peut aligner. Tout le monde se souvient et pourtant tout le monde demande quel est le nombre d'étudiants dans vos classes d'humanités et s'attend à ce qu'à cause de cette petite poignée de jeunes gens qui fait autre chose que les « si importantes » mathématiques, vous vous sentiez, enseignants de lettres, d'histoire ou de philosophie, « comme une misérable poignée » (la belle expression, arabe cette fois-ci, qui montre bien la paume généreusement ouverte qui se rétrécit brusquement comme peau de chagrin ou creux d'une main qui mendie).
Tout le monde se souvient du cynisme de cet ambassadeur proposant de régler la vieille question d'Orient et la nouvelle question de Palestine par simple affrètement d'un bateau pour la poignée d'indigènes à plume rouge qui lui semblait faire tache au milieu de la masse d'indigènes à plume noire. Tout le monde se souvient et pourtant tout le monde se récrie quand vous osez émettre une opinion à plume rouge au milieu de la masse silencieuse des plumes noires inclinées.
Tout le monde aime les divisions qui défilent, la masse qui ressemble à une mer houleuse qu'une simple estrade contient aux pieds de l'orateur et du dictateur. Tout le monde aime parce que cela donne un sentiment de force. À côté de ces marées qui ovationnent, l'« un », la « poignée » semblent pitoyables : un pauvre Charlot avec son orphelin à ses côtés, tout juste bons à faire rire !
Éternel Charlot, éternel rêveur qui avance de son inimitable pas vers l'horizon ouvert !

Pour beaucoup, il n'est de meilleur révélateur et prophète que le chiffre qui peut aussi, au besoin, se faire sage. Ne vous conseille-t-il pas de tourner sept fois votre langue avant de parler, si vous êtes un Français bavard, de compter jusqu'à dix avant d'aller au casse-pipe quand vous êtes un Libanais casse-cou et fou de vitesse et fou tout court ? Quant à savoir d'où le chiffre tient...

commentaires (1)

Superbe papier, encore, de Nicole Hatem. Je suis peut-être sa fan numéro un mais certainement ni la seule ni la dernière. Dictature du chiffre...

Marionet

09 h 11, le 29 avril 2017

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Commentaires (1)

  • Superbe papier, encore, de Nicole Hatem. Je suis peut-être sa fan numéro un mais certainement ni la seule ni la dernière. Dictature du chiffre...

    Marionet

    09 h 11, le 29 avril 2017

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