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Nos Lecteurs ont la Parole - Sagi SINNO

À mère

Je t'écris, à toi, mère, pour t'écrire, toi, mère. Il est des nostalgies qui brûlent de faire fusionner les compléments d'objet direct et indirect, d'incarner, avec des mots adressés à un être cher, cet être cher, de faire espérer qu'en dessinant ainsi, par quelques balbutiements de clavier, les contours de son visage, on sera peut-être capable, enfin, de piéger la distance et de le toucher.
Née avant la guerre, pour vivre la guerre, toute la guerre, pleinement la guerre, affreusement la guerre, tu as dû, très tôt, déclarer la guerre à la guerre, la mort à la mort, comme slogan de vie. Il a fallu que tu te fiances quelques jours avant le début des « événements » ; que tu te maries en pleine folie meurtrière ; que tu enfantes, avec un peu de chance, pendant un cessez-le-feu mais, plus fréquemment, sous les bombes ; que tu termines tes interminables études; que tu te démènes avec ta condition de femme, contre vents et marées, contre Est et Ouest, contre condescendance de miliciens et lignes de démarcation, contre barrières, abris, odeur de soufre et portes fermées, tout cela pour pouvoir accéder à des postes de responsabilité ; que tu travailles, que tu travailles encore, que tu travailles toujours, parfois jusqu'à dans trois endroits différents pour subvenir, avec ton mari, aux besoins de ta famille.
Déterminée à ne pas succomber à l'absurde dans lequel on a voulu projeter tout un pays, tu as mené, à ta façon, le plus honorable des combats contre les combats de rue, tu as fait confiance à la vie, en pleine période de désespoir, pour mieux le défier. Ta génération est le pont qui a permis au Liban, au prix d'innombrables sacrifices, de traverser courageusement la vallée de l'ombre de la mort, et d'en sortir vivant. Mais il n'en est pas sorti indemne. Quelques années plus tard, il a fallu à votre génération qu'elle soit rattrapée par la malédiction de l'absurde, qu'elle fasse encore un nouveau sacrifice, probablement le plus cruel, qu'elle se sépare des destinataires de tous ses anciens sacrifices pendant la guerre, c'est-à-dire de ses enfants qui ont dû – pour pouvoir vivre – partir, émigrer, s'expatrier loin, bien loin de vous et du Liban.
Mère, je m'écrie pour t'écrire, toi et à toi, parce que j'en ai assez des kilomètres qui nous séparent. J'en ai assez du stoïcisme dont tu m'as allaité, assez de taire ma douleur, assez de faire semblant que tout va bien et que je suis fort. J'en ai assez de penser à toi, incessamment, indéfiniment, infiniment. Qu'est-ce qu'elle fait maintenant ? Est-ce qu'elle mange bien ? Est-ce qu'elle a pris ses médicaments ? Est-elle seule ou accompagnée ? Est-ce qu'elle est sortie aujourd'hui ? Mais où est-elle ? Pourquoi ne m'a-t-elle pas encore dit bonjour sur WhatsApp ? Cela fait plusieurs jours qu'elle n'a rien « liké » sur ma page Facebook. Au-delà des apparences virtuelles et du sourire maladroitement feint sur Skype chaque dimanche matin, est-ce qu'elle va vraiment bien ? Est-elle heureuse, comme elle veut me le faire croire, ou cache-t-elle une profonde tristesse ? Et cette amertume, alors, qui trahit tous ses gestes et toutes ses paroles ?
Dis-moi, mère, est-ce que ton grand amour, Beyrouth, est toujours Beyrouth ? Est-ce que tu te promènes sur la corniche, au bord de ton immense homonyme ? Est-ce que tu sillonnes les ruelles de Hamra ? Est-ce que tu montes les escaliers de ta très chère Achrafieh ? Dis-moi, mère, est-ce que tu colonises toujours la table à manger avec tes livres, et ces chaises, par ton tapis de prière? Te réveilles-tu toujours, tous les jours, à quatre heures du matin, pour lire le Coran ? Établis-tu encore, tous les dimanches et vendredis, ce dialogue olfactif interreligieux, à base du même encens, avec la voisine de palier ? Je t'avoue que tout cela me manque, d'autant plus que l'odeur de ce vivre-ensemble est, partout dans le monde, de moins en moins au goût de narines bouchées par la haine.
Mère, j'aimerais tellement dormir à nouveau dans mon lit, ne serait-ce qu'une seule nuit. Je sais que tu refuses, chaque fois après mon départ, qu'on touche à ses draps. Tu dis que, pendant mon absence, tu veux au moins conserver une trace visuelle de moi, une marque que t'offrent quelques plis de tissu, tels que je les ai laissés après ma dernière nuit au pays. Mère, je t'en supplie, arrête de pleurer à la porte de ma chambre. Dis-moi, mère, si je rentre, serai-je de nouveau ton enfant gâté ? Ton café est-il toujours délicieusement amer ? Me calmeras-tu avec une caresse dans les cheveux ? Imbiberas-tu ainsi toute l'angoisse emmagasinée pendant des années ? Comment me réveilleras-tu ? Avec l'odeur de ton parfum qui se répand dans la maison quand tu t'actives de bon matin ? ou avec les arômes du zaatar chaud qui émanent des manakich ? ou bien avec celles du fromage succulent qui se répand de la knefeh ? Me diras-tu de bien me couvrir, à chaque fois que je sors, et de ne pas conduire vite ? Me garderas-tu chez toi, pour toujours, cette fois-ci ? Me délivreras-tu de ce fichu dilemme qui me dévore depuis des années ? Rester ou partir. Rentrer ou rester. M'emprisonneras-tu, enfin, pour me libérer de ma liberté ?
Mère, arrête de pleurer et va ouvrir au fleuriste. Oui, je t'ai encore fait envoyer des fleurs pour la fête des Mères. Tu m'excuseras. Oui, bien sûr, tu m'appelleras, tu me remercieras, tu rigoleras, tu feras ta contente et ta comblée. Mais, sincèrement, je veux que tu m'excuses pour ce cadeau parce qu'il ne peut qu'acter la distance, te rappeler que je suis loin, que cela fait des années que je ne fête pas ce jour avec toi, que tu es privée de ma présence à tes côtés, et moi de la tienne. Je suis désolé. Désolé que je ne puisse pas savourer une bonne vue de tes nouvelles rides sublimes, et pas seulement à cause d'une mauvaise résolution Internet au Liban. Désolé que tes petits-enfants, au moins certains d'entre eux, doivent grandir loin de toi et de leurs cousins. Désolé de culpabiliser, tout le temps, et de te faire culpabiliser, à cause de circonstances qui dépassent nos deux volontés. Désolé d'être constamment désolé.
Regardant votre photo, mon père et toi, posée sur le parchemin que tu as brodé pour mon anniversaire, m'imprégnant notamment de Darwich et Almodovar, sous l'œil inquisiteur de Freud, je crois que je t'ai avoué à l'occasion de ta fête, sans plume, ni encre, ni plan, le principal de ce que je voulais te dire depuis longtemps. Mais assez de franchise, maintenant. Revenons à nos habitudes. Remettons la carapace et un peu de fard. Refaisons semblant. Rejouons nos rôles. Collons au texte.
Moi, je vais très bien. Idem pour toi, j'imagine. N'est-ce pas ?

Sagi SINNO

Je t'écris, à toi, mère, pour t'écrire, toi, mère. Il est des nostalgies qui brûlent de faire fusionner les compléments d'objet direct et indirect, d'incarner, avec des mots adressés à un être cher, cet être cher, de faire espérer qu'en dessinant ainsi, par quelques balbutiements de clavier, les contours de son visage, on sera peut-être capable, enfin, de piéger la distance et de le...

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ETRE MERE AU LIBAN EST UNE VIE BIEN AMERE EN CES JOURS-CI AVEC LES ABRUTIS ET VAURIENS MOUSSES AUTO ERIGES EN CAPITAINES ET QUI PILOTENT EN LE PRECIPITANT CE PAYS SUR LES RECIFS...

ARABOS-SIONISTES, L,ARTICLE DISPARAIT DES ECRANS

12 h 33, le 23 mars 2017

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Commentaires (2)

  • ETRE MERE AU LIBAN EST UNE VIE BIEN AMERE EN CES JOURS-CI AVEC LES ABRUTIS ET VAURIENS MOUSSES AUTO ERIGES EN CAPITAINES ET QUI PILOTENT EN LE PRECIPITANT CE PAYS SUR LES RECIFS...

    ARABOS-SIONISTES, L,ARTICLE DISPARAIT DES ECRANS

    12 h 33, le 23 mars 2017

  • Sagi Sinno, tes mots sont terribles.

    Zena Farah

    12 h 05, le 22 mars 2017

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