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Liban - La vie, mode d’emploi

60 - Le salut par la méthode Zelig

On change de couleur au gré de celle de ses interlocuteurs. L'un dit noir et on répète noir; cela fait deux heureux : l'amateur de l'outre-noir de Soulages et le disciple d'une sagesse sans histoire. L'autre dit blanc et on devient première communiante avec yeux baissés et cierge à la main ou feuille d'un cahier pour qui voudra écrire son ordre du jour et ses admonestations du soir. La mutation s'effectue instantanément et avec soulagement. Car, nous l'avons tous éprouvé, le blanc est la couleur qui repose de toutes les autres et donc aussi de la sienne propre qui, sans cesse, réclame défi, tournoi et gonfalon. Le jaune est plus difficile à imiter, mais avec un bon entraînement on réussit à brider ses mots et à les faire s'incliner bien bas. C'est le genre courtisan, pratiqué dans toutes les cours, depuis celle des rois jusqu'à celle de la conciergerie, en passant par celle des ministres et de la galanterie. Le rouge est réservé aux jours de rage et de désespoir, quand celui qui vous parle a essuyé un affront ou un refus. Il vous enflamme alors à sa colère et voilà que crépite un beau brasier de la Saint-Jean où l'offenseur ne se distingue plus de l'offensé, c'est-à-dire où, suivant l'expression consacrée, l'on ne se reconnaît plus. Et n'est-ce pas, au fond, ce que chacun souhaitait : se perdre complètement de vue, dans la fumée, les cris et la fureur ?
Les goûts et les couleurs ne se discutent pas et, en devenant adepte de cette méthode, vous ne les discutez pas puisque vous les adoptez à peine se montrent-ils. Vous avez donc affaire à une technique simple et assez « relax » que d'aucuns qualifient, par snobisme exotique, de « zen »... sans doute pour signifier que ceux qui s'y adonnent sont au zénith. Mais, à l'instar de toutes les grandes sagesses, celle de Zelig ne révèle entièrement ses vertus qu'à la longue et il en est une, insoupçonnée, qui peut s'avérer des plus avantageuses dans les situations où vous détenez quelque pouvoir. Et celles-ci sont moins rares qu'on le croit puisque même le garçon shampouineur peut, privé de son pourboire, se muer en vrai tyran et transformer votre tête en compotier. On n'est donc plus ici dans la position dramatique d'un pauvre caméléon enfilant à toute vitesse son vêtement de camouflage pour sauver sa peau. On est du côté des prédateurs qui n'envisagent leur existence que comme une suite de pétarades, de parades et de fanfaronnades. Mais cessons de discourir en usant de généralités et en abusant de métaphores et d'assonances, et donnons des exemples concrets qui auront la fraîcheur et les couleurs rutilantes de cette vie qu'on écharpe avant de la nouer fièrement autour de son cou.
Vous êtes dans une réunion de travail et vous séchez complètement sur un sujet qui semble, au contraire, beaucoup inspirer l'un de vos subordonnés. Faites-vous incontinent perroquet, avec plumage et ramage qui convient, et répétez avec une totale assurance, tel quel, mot pour mot, ce que vous venez d'entendre. Ne craignez ni étonnement ni protestation : votre interlocuteur sera trop fier de voir s'élever son lieu commun au statut de leçon à apprendre ou trop poli pour vous signaler son droit d'auteur sur la formule.
Autre variante de la même situation. Il vous faut impérativement justifier votre titre de chef, par de l'exceptionnel afin d'éblouir, au moins une fois, la piétaille sous vos ordres. Hélas, votre imagination est depuis longtemps morte d'ennui dans votre cerveau-tiroir-caisse. Saisissez alors au vol ce que laisse échapper le nouveau stagiaire qui n'est pas encore rôdé au ronron de la machine administrative et répétez-le avec l'aplomb de celui qui sait avoir droit au monde et à ses richesses. Vous avez gagné une proposition inédite et le privilège de continuer à décerner, calé dans votre fauteuil, les bons points aux uns et aux autres pour leur application, leur subordination et leur récitation. Le stagiaire, on s'en doute, sera renvoyé pour esprit séditieux et non respect de l'ordre hiérarchique qui consiste à réserver ses idées au seul supérieur, avec la discrétion d'un souffleur professionnel. Ainsi s'affirme et s'affermit le pouvoir, et s'étend la famille des Zelig, ces exemplaires découpés sur le même patron. Le pauvre personnage de Woody Allen, lui, dans sa quête effrénée de sympathie et de tranquillité, a fini, et en dépit de son origine juive, par revêtir le costume nazi et par faire le salut qui va avec ! Heureusement qu'il s'est trouvé une femme pour le prendre en pitié et le soigner de sa tendance à n'être qu'un miroir, un alter ego et jamais un simple ego.
On peut imaginer donc un Zelig guéri de la méthode à fabriquer des individus en série et brosser son portrait : il préfère se servir de sa voix propre et essayer toutes ses intonations plutôt que de se faire l'écho d'autres voix s'appuyant sur la sienne, comme si elle était une béquille, pour avancer, intimer et écraser ; il a accepté de porter son visage singulier sans plus le grimer ou grimacer pour le changer et le faire oublier ; il n'est plus un quelqu'un, un quiconque, un quidam, un mannequin qui ne compte, au fond, pas plus qu'une potiche ; il se reconnaît personne réelle et du perroquet admire seulement les couleurs des plumes... dans un livre d'images.

Nicole HATEM

On change de couleur au gré de celle de ses interlocuteurs. L'un dit noir et on répète noir; cela fait deux heureux : l'amateur de l'outre-noir de Soulages et le disciple d'une sagesse sans histoire. L'autre dit blanc et on devient première communiante avec yeux baissés et cierge à la main ou feuille d'un cahier pour qui voudra écrire son ordre du jour et ses admonestations du soir. La...

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