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Liban - La vie, mode d’emploi

56- Le salut par le travail

Le philosophe grec Diogène assis dans son humble logis, par le peintre Jean Léon Gérôme (1824-1904).

Tel Épicure, dont la sagesse est pourtant si différente de la leur, les cyniques sont victimes d'une réputation injuste. Le premier prêche qu'il faut jouir de très peu, de pain et d'eau fraîche, et ses disciples sont traités de porcs répugnants. Les seconds, champions de l'ascétisme, travaillent autant qu'Hercule, leur modèle, à acquérir force et impassibilité face à l'adversité, et leur nom ne sert plus qu'à désigner l'homme qui, à l'horreur du crime, ajoute l'odieux du sang-froid.
À quoi vise, penserez-vous, cette introduction-réhabilitation ? À rendre fréquentables, le temps d'une brève réflexion, des hommes ayant pour emblème le chien et dont le plus célèbre, Diogène, vivait dans son tonneau plus heureux qu'Alexandre dans son palais et ses conquêtes. Il nous a semblé, en effet, intéressant, à nous qui passons en revue les modes d'emploi de la vie, pareille à un goûteur de mets pour y déceler poisons ou saveurs singulières, d'éprouver la valeur de leur enseignement. Commençons par dire qu'il repose presque entièrement sur l'opposition entre deux sens du mot « peines », puisque celles-ci, dans leur signification d'efforts, permettent d'affronter et de vaincre d'autres qui renvoient aux souffrances dues aux malheurs.
À défaut d'être soi-même un de ces athlètes de la vertu qui se durcissent la peau et le cœur en portant un cilice, en s'enfonçant des échardes dans la chair ou en arrachant de leur souvenir douces rêveries et gentilles fleurettes, nous allons écouter les aveux d'une femme qui s'est longtemps exercée à anticiper les misères de l'existence et qui, à présent, lutte pied à pied contre la douleur d'être une épouse abandonnée par un travail acharné et sans le moindre charme – même s'il lui arrive, par pure ironie, de donner à penser le contraire.
« Se jeter à corps et âme perdus dans les mille et une tâches qui se rappellent à moi dès le saut du lit. D'abord, ma correspondance en souffrance, vraie bénédiction pour ma propre souffrance ! Puis tous les travaux qui surgissent comme sous l'effet d'une baguette magique, à peine je songe à quelque chose, à quelqu'un et surtout à mon chagrin : armoires à ranger, rapport à compléter, coups de fil à donner, vieux piano à raccorder, rencontres à organiser, machine à réparer, etc. Ainsi, sans m'embarrasser de logique, je plonge jusqu'au cou dans le pétrin, ai toujours du pain sur la planche et sue à grosses gouttes comme pour le gagner. Pascal se lançait, ai-je lu, dans des problèmes de mathématiques particulièrement ardus, espérant semer, au détour de quelque équation, ses maux de tête ; il découvrit ainsi les bases du calcul des probabilités. Je nourris de plus grandes ambitions : atteindre avec certitude le sommet de la félicité en livrant ma tête, précisément, à quelque casse-tête administratif. Y a-t-il, en effet, plus grande euphorie que de s'engager, sans fil et sans Ariane, dans le labyrinthe des chartes, statuts, règlements, codicilles, amendements, suppléments, annexes, avenants, circulaires, avertissements, notes de service, etc. et de se semer soi-même ! C'est le workaholic comme mystique. L'ivresse soufie, les vertiges des derviches dans les arguties juridiques. Qu'on ne me parle surtout pas, au milieu de toute cette belle paperasserie, de Kafka, de son procès à la bureaucratie et de la culpabilité sans crime ! Moi je donne ma tête sans qu'on me la réclame ! Non, monsieur le bourreau, pas même un instant ! Il est vrai qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même et c'est sans doute ce qu'on veut dire en parlant d'un bourreau de travail ! Qu'elle est magnifique, et néanmoins insuffisante, la phrase qui résume la vie d'Aristote : il est né, il a travaillé, il est mort ! Certes, tout y est dit, mais, hélas, rien n'est fait ! Car il faut faire.
Tuer son cœur à coups de hache, mater la rébellion de ses pensées à coups de lieux communs ; occuper ses mains à défaire son ancienne vie et à tricoter la nouvelle ; transformer sa bouche en distributeur de bons conseils et de bons mots, suivant le ton avec lequel on vous salue ; boucher ses oreilles à tout ce qui n'est pas l'appel du travail ; courir à ses tâches comme le cheval à la course et s'échiner jusqu'à écumer et ahaner.
Malheureusement, à la fin de la journée, quand il faut rentrer chez moi, dans un appartement impeccablement propre, ordonné et désert, je ne peux plus ignorer que la peine est toujours là, qu'elle n'a pas bougé d'un iota avec toute la peine du monde que je me suis donnée et que le salut se fait encore attendre. »
Après le discours de cette pauvre âme en peine, notre verdict n'est pas difficile à prononcer : le cynisme est une fausse porte dans un mur qui bouche l'horizon ; au cœur qui saigne se sont ajoutées, après ces travaux herculéens, des mains en sang ; il faudrait peut-être, pour que le mode d'emploi soit efficace, avoir des mains de massue et un cœur de pierre. Alors, au lieu que le malheur vous frappe sans ménagement, c'est vous qui le terrasserez. Mais y aurait-il encore, pour des êtres devenus si inhumains, du malheur à proprement parler, c'est-à-dire cette chose qu'il faut commencer par souffrir avant d'envisager de la surmonter ?
Aussi, il serait plus juste de penser que, pour nos cœurs de chair et nos tendres paumes, la peine du travail doit rester ce qu'elle est : ni châtiment, ni entraînement, ni exutoire, ni évasion, mais nécessaire passage du bouton à la fleur ; et le travail, ni casse-tête ni arrache-cœur, mais belle œuvre exprimant pensée et sentiment... comme la rose son parfum.

Nicole HATEM

Tel Épicure, dont la sagesse est pourtant si différente de la leur, les cyniques sont victimes d'une réputation injuste. Le premier prêche qu'il faut jouir de très peu, de pain et d'eau fraîche, et ses disciples sont traités de porcs répugnants. Les seconds, champions de l'ascétisme, travaillent autant qu'Hercule, leur modèle, à acquérir force et impassibilité face à l'adversité,...
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