Cette nuit-là

Noël cultuel ou Noël culturel ? Noël des contes ou Noël des comptes ? Sont-ils étranges, ces chrétiens, d'adorer un bébé enfanté dans une crèche, avec une histoire de famille compliquée, un père biologique qui n'a rien de biologique, une mère qui n'a jamais connu d'homme, un père adoptif dont on ne sait pas grand-chose, sinon qu'il était âgé et qu'il avait appris à l'enfant son métier de charpentier. Mais toutes les familles sont compliquées, divines ou pas, et c'est une des vertus de Noël de mettre en commun toutes les traditions du monde pour réunir, bon gré mal gré, les tribus les plus dispersées. Sapin par-ci, dinde par-là, lumières, châtaignes, neige et feu de bois quand on peut, vin d'épices, pudding, confiseries, cartes de vœux, chants et cantiques, habits neufs et cadeaux, et surtout ce repas anticipé de longue date où chacun a son couvert.

C'est une fête très douce, tout en clair-obscur et scintillements irréels. On y puise sa joie dans la joie que l'on donne à autrui, et les yeux brillent d'en voir d'autres briller en retour. Ensemble on y traverse épaule contre épaule l'une des plus longues nuits de l'année et l'on se souvient qu'« ensemble » est un mot puissant, un concept vital qui permet aux enfants de grandir, aux plus âgés de transmettre et à la chaîne humaine de perdurer en préservant ce qu'elle a de meilleur : son instinct de solidarité. Et au fond, quelle belle idée de célébrer ce nouveau-né, un petit corps avec tant d'amour autour, et qui porte en lui tant d'espérance.

On peut aussi comprendre ceux qui « détestent Noël ». Ce ne sont pas toujours de simples grincheux. Noël, en plus de poser des casse-tête énervants aux familles compliquées citées plus haut, est devenue une bruyante kermesse à l'échelle du monde. À Beyrouth, c'est tout bonnement un cauchemar, ces embouteillages, ce harcèlement commercial, cette musique hystérique qui vous suit partout, ce déploiement de laideur et de pacotille, cette obscène boulimie que rien ne semble combler. Il est vrai que le marché se porte mal et que ces quelques jours avant la fin de l'année offrent une dernière chance aux commerces de rattraper les saisons perdues. Mais ce n'est pas une raison pour ruiner la beauté de cette fête dont le nom, au Moyen Âge, était à lui seul un cri de joie.

Et à propos, Noël ! Ils arrivent... Le cœur à marée haute, dans l'exaspérant mais joyeux désordre de l'aéroport, on se relaie pour porter les valises des enfants qui rentrent, jauger leur état de santé, les ébouriffer et les étourdir de questions. On les enlace, on les renifle, on les dévore, on les respire, on leur souhaite de nous enterrer, on est comme ça, pour peu on les mettrait dans le berceau de la crèche. Noël chez nous ne se boude pas.