Je roule 20 km/h dans une rue où la vitesse est limitée à 65 km/h. Et je m'agrippe au volant. C'est la première fois que je conduis une caravane et les manœuvres s'avèrent bien plus compliquées que ce que j'avais imaginé. C'est un véhicule lourd, encombrant, qui valse à chaque coup de vent malgré tous mes efforts pour le stabiliser. J'ai intérêt à vite m'habituer. Je suis parti pour vivre et rouler dans cette caravane les cinq prochains mois. Première destination : la ville de Lebanon dans le Dakota du Nord, à quelque 2 000 kilomètres. 2 000 kilomètres... Ceci équivaudrait à parcourir neuf fois la côte libanaise, du nord au sud, de Arida à Ras-El-Naqoura.
Je devrais être plus enthousiaste. Chaque personne à qui je raconte mon projet l'est. Alors pourquoi ne suis-je donc pas plus ? Je me lance tout de même dans une aventure exceptionnelle !
Il y a deux mois et demi, c'était en juillet, j'ai quitté mon poste de consultant au sein d'un cabinet de services professionnels ainsi que mon appartement. Fin septembre, je partais pour San Francisco, muni d'un visa touriste, au grand désarroi de ma famille qui n'est pas loin de penser que j'ai perdu la tête.
Mais j'ai un projet. Acheter une caravane et parcourir le pays pour photographier toutes les villes des États-Unis baptisées Lebanon. Ce projet m'habite depuis que j'avais découvert l'existence de plusieurs Lebanon aux États-Unis. En approfondissant mes recherches, j'en ai trouvé plus de quarante.
Et un matin, j'ai réalisé que la vie était trop courte. Cette idée m'a totalement obsédée. Et j'ai décidé de la suivre.
Je suis nerveux
Trois semaines à San Francisco ont suffi pour trouver tout ce dont j'avais besoin : matériel photographique, téléphone mobile et ligne américaine pour rester connecté. J'ai tout trouvé sauf... une caravane en bon état. Je suis nerveux.
Trois jours avant le grand départ, à la mi-octobre, j'ai rencontré un homme qui m'a proposé de me louer sa caravane. Le véhicule était stationné à Seattle, à 1 300 kilomètres de San Francisco. Je donc du louer une voiture pour aller chercher ma caravane.
Ce n'est pas la première fois que je suis aux Etats-Unis. J'y ai passé quatre ans, pendant mes études à San Francisco. Mais je n'avais visité que les côtes Ouest et Est. En fait, je ne suis pas tout à fait prêt pour ce qui m'attend.
Quand je prends la route de Washington à Montana la nuit, je découvre que la plupart des autoroutes ne sont pas éclairées et que les nids-de-poule sont assez conséquents. Je regrette très vite d'avoir critiqué l'état des routes au Liban faisant soi-disant de lui un pays du tiers monde.
En certains endroits, sur les autoroutes américaines, il n'y a même pas de réseau, aucun signal radio, et je roule pendant des heures totalement déconnecté du monde. Je reprends contact avec le monde quand je m'arrête dans les stations-essence ou au Walmart – une chaine d'hypermarchés nationale -. J'y passe la nuit, dans ma caravane, garée dans le parking. Bien loin de mon appartement paisible de Broumana, je m'endors à quelques mètres des clients nocturnes et des voitures en marche. Mais j'ai un lit, une kitchenette et une petite salle de bain dans ma caravane, ce qui représente bien plus que ce que certains ont. Et je suis très reconnaissant pour ce que je possède.
Au moment d'atteindre le Dakota du Nord, une semaine après avoir entrepris mon voyage, je m'efforce de rencontrer les habitants de ces petites villes où je fais escale. Apprendre à les connaitre fait partie des objectifs de ce voyage. Si je suis réticent au départ, c'est parce que mes amis de San Francisco et de la côte Est m'ont rappelé que les Américains vont élire un président dans moins de deux semaines, l'une des élections les plus controversées que le pays n'avait jamais connues. Or, les habitants du centre du pays, à l'inverse de ceux résidant sur les côtes Est et Ouest, sont en majorité des conservateurs pro-Donald Trump. On me met en garde contre ce qu'on présente comme le stéréotype de son partisan, l'homme blanc xénophobe. Lors de la campagne, Hillary Clinton a elle-même déclaré que la moitié des partisans de Trump étaient des êtres « pitoyables ». Comme je suis arabe, je dois me tenir à carreau.
Cette nuit-là à Medora, dans le Dakota du Nord, je me dirige vers un bar. Dès que je franchis le seuil, tous les regards se tournent vers moi. Je ne suis jamais très à l'aise quand je me fais remarquer. L'endroit est surtout fréquenté par des chasseurs que l'on reconnait à leur casquette de baseball orange et leurs vêtements à motif camouflage. Je trouve une place au bar et commande une bière. Je vois bien que les deux hommes à ma droite me lorgnent, mais j'essaie tant bien que mal de ne pas croiser leur regard. Au bout de quelques minutes, l'homme assis à côté de moi se tourne et minterpelle : « Qu'est-ce qui t'amène par ici ? C'est une très petite ville. Dans ce bar, on ne trouve que des locaux ou des chasseurs qui prennent une pause, et tu n'as pas l'air de chasser. » Quand je commence à lui raconter mon voyage, son objectif, et que je prononce le mot Liban, il m'interrompt : « Hey, c'est le pays qui n'a pas de président depuis plus de deux ans ! » Je commence à rire, surpris qu'un habitant d'une région aussi éloignée connaisse notre existence, alors qu'un de mes amis étrangers n'était même pas au courant du vide présidentiel. « Eh bien, je t'offre la prochaine bière », poursuit mon voisin de bar. « Je m'appelle John et voici mon fils, Caleb. Nous sommes fermiers. » Après cette nuit, je me suis senti plus à l'aise avec mon nouvel environnement. Et j'ai retrouvé mon enthousiasme.
Aucun panneau à l'entrée de Lebanon
Puis, j'arrive enfin à Lebanon, dans le Dakota du Nord, ou du moins c'est ce qu'indique Google Maps, parce qu'aucun panneau ne signale l'entrée ou le nom de la ville.
Perplexe, je retourne à la bibliothèque publique de Minot, la ville la plus proche, et demande au bibliothécaire ce qu'il sait à propos de la ville de Lebanon. Le nom ne lui est pas familier. Il m'explique que, par le passé, plusieurs cantons constituaient un Etat et servaient à nommer de larges parcelles de terres agricoles inhabitées. Mais il se réfère à quelques livres relatant l'histoire du comté McHenry auquel appartenait le canton Lebanon. Le comté avait été constitué en 1881, après l'entrée en vigueur de la loi sur la propriété fermière selon laquelle les terrains publics avaient été accordés gratuitement aux demandeurs, y compris les immigrants et les femmes. La population qui s'était installée dans le comté était composée de luthériens de Norvège. L'ancienne carte indique que le Liban faisait partie du comté, mais sans aucune explication quant au choix du nom. On estime néanmoins qu'il s'agit d'une référence biblique.
Je retourne dès le lendemain à Lebanon, ne voulant pas abandonner l'affaire si facilement. La zone est sans relief et les rues ne sont pas pavées, autrement dit je dois rouler très lentement pour éviter les secousses sur les routes en gravier. J'essaie de retrouver l'église et le cimetière luthériens indiqués sur l'ancienne carte. Je repère le cimetière mais pas l'église. Je ne trouve qu'un clocher gisant sur le sol. Je poursuis mon chemin, dépasse les vaches et des rails de chemins de fer, espérant trouver la trace d'habitants. Une demi heure plus tard, je vois une vieille maison isolée au loin et de la fumée sortant de la cheminée. Je décide de m'y rendre. Alors que je m'approche, un vieil homme à la barbe blanche sort et me dit : « Comment puis-je vous aider? ». Je lui demande si je suis à Lebanon, il me répond par l'affirmative. Je lui raconte alors mon histoire et il me dit la sienne.
Tom Thoreson est un fermier à la retraite. Son grand-père a émigré de Norvège, s'est installé sur cette terre et a construit la maison dans laquelle il vit encore aujourd'hui. Par le passé, dit-il, le canton comptait plus de 100 habitants. Mais une fois les enfants devenus adultes, ils ont quitté la région à la recherche d'un métier non-agricole dans les villes avoisinantes et d'un meilleur salaire. Au bout de quelques décennies, il n'est plus resté personne. Quand une tempête a détruit l'église, le canton était déjà déserté depuis plusieurs années. Aujourd'hui, il ne reste donc plus que le clocher.
Je ne peux m'empêcher de penser aux villages du Liban désertés par les habitants qui ont émigré durant la guerre ou déménagé à Beyrouth en quête de meilleures conditions de vie.
Je pensais que la ville de Tom Thoreson était un cas isolé. Mais après avoir traversé de petites villes identiques et être parvenu à ma prochaine destination, Lebanon dans le Dakota du Nord, je réalise que ce n'est pas un cas particulier. Tant de villes ont été désertées, l'une après l'autre. Et je réalise que c'est tout un mode de vie qui est en train de disparaître.
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