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Lebanons aux USA - Lebanon aux USA

L'odeur des vaches à Lebanon, moment proustien...

Lebanon, Wisconsin

Les vaches, à Lebanon, dans le Wisconsin. Photo Fadi Boukaram

Judy, de Clintonville, Wisconsin

 

Judy est cuisinière et serveuse dans un restaurant local qu'elle gère avec le propriétaire Matthew. Je m'y suis arrêté en route vers la ville de Lebanon, dans le comté de Waupaca, dans l’État du Wisconsin. A 14 ans, elle faisait la plonge dans une maison de retraite où Matthew travaillait. Quand la maison de retraite a été vendue et qu'ils ont tous les deux perdu leur emploi, Matthew a ouvert le restaurant et lui a appris à cuisiner. Ca va faire maintenant 36 ans qu'ils gèrent ce restaurant. Judy est d'origine allemande. Elle est bruyante, impétueuse et très drôle. L'un des sujets qu'elle a abordé m'a marqué, car c'est une question qui est actuellement largement débattue aux Etats-Unis :
« Je payais 425 dollars par mois pour mon assurance-maladie. Alors quand Obamaca... Non, je ne veux pas l'appeler Obamacare, car seules les personnes qui sont contre l'appellent comme ça. Lorsque le Affordable Care Act est passé, je me suis inscrite. Je ne devais plus payer que 205 dollars par mois pour mon assurance-maladie. C'était formidable ! Et puis j'ai reçu une lettre de la compagnie d'assurance me disant qu'à partir de janvier 2017, la facture va augmenter à 650 dollars par mois (A partir de 2017, les compagnies d'assurance ne bénéficieront plus d'une exemption de taxe prévue, de manière temporaire, par le Affordable Care Act. D'où, dans certains cas, une hausse de coût pour l'assuré, ndlr). Je ne peux pas le faire. Et si je me retire du système, je vais devoir payer une amende et je ne sais pas combien ce sera. Donc que faire maintenant ?
Enfin bref, pourquoi tu ne manges pas tes fichus pois ? Mange tes fichus légumes ! »

 

Matthew, propriétaire du restaurant


« Je suis originaire du Canada, du Nord de l'Ontario. C'est moi le joueur de hockey sur glace sur le dessin accroché au mur, quand j'étais avec les semi-pros. C'est quand j'avais encore des cheveux... Ouais, les cheveux c'est surfait, et toi tu en as co**ard... Je me suis fracturé la jambe en trois endroits et c'était terminé. Je suis venu ici dans le Wisconsin, j'ai enseigné le calcul à l'école, et j'ai été entraîneur de curling à mi-temps. Ensuite, j'ai travaillé dans la maison de retraite où j'ai rencontré Judy. Après qu'elle ait été vendue, j'ai ouvert ce restaurant... Trente-six ans, sept jours par semaine, quatorze heures par jour... Mes dernières vacances c'était quand j'ai pris une demi-journée à Noël. Je ne veux pas prendre ma retraite. Je prendrai ma retraite quand je serai mort, dans quelques années. Non, je ne suis pas morbide, ce que je veux dire c'est quand ma femme me tuera après avoir découvert mes nombreuses copines! Non, je plaisante...

En fait, vraiment, ce que j'aimerais c'est visiter la Croatie, là d'où vient mon grand-père.

Tous mes enfants sont nés prématurés. Quand ma fille est née, après deux garçons, elle a été mise dans une couveuse, mais elle était en bonne santé. Un jour, je reçois un appel du médecin me disant de venir à l'hôpital. Elle était bleue et sous respirateur artificiel. Il m'a dit qu'il y avait eu une erreur de procédure; l'infirmière l'avait griffée par erreur en la portant et elle avait attrapé une infection. Il n'y avait aucune chance qu'elle se rétablisse. Nous l'avons retirée du respirateur artificiel, mais ma femme l'a baptisée d'abord. On m'a clairement dit que je pouvais intenter un procès contre l'hôpital. Mais je ne crois pas à ces choses-là. Pourquoi devrais-je m'enrichir de l'erreur de quelqu'un d'autre ? Et ruiner la vie de la jeune infirmière qui évidemment ne voulait pas lui faire de mal ? Non, pas pour moi. »

Il me questionne prudemment sur la politique, je lui réponds de manière floue.

« Écoute, je vais te parler franchement. Non, je ne voulais pas qu'Hillary gagne, mais je ne voulais certainement pas voir ce co**ard (Donald Trump, ndlr) gagner non plus. Donc j'ai voté pour elle. Qu'est-ce que c'est que ce genre de propos, de dire à cette dame (Megyn Kelly de Fox News) que du sang sortait d'elle ou je ne sais quoi? Non, pas pour moi... »

Là, il insiste pour m'offrir mon dîner, je décline poliment. Alors il crie : « Écoute petit c*n, ne discute pas avec un Canadien fou. C'est mon restaurant et je fais ce que je veux!
Judy hurle à son tour : « Tais-toi et écoute le Canadien fou! »
J'ai fini par écouter.

 

L'arrivée à Lebanon

 

Aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours senti heureux quand flottait, dans l'air, une odeur de fumier de vache. Cela provoque naturellement la moquerie de ceux qui ne voient pas les déjections animales comme quelque chose de réjouissant. Mais voilà, c'est ainsi que je me sens.

Quand je suis finalement arrivé à Lebanon, j'ai garé ma caravane dans le parking de l'église pour la nuit. Quand je suis sorti, le lendemain à l'aube, de la caravane, j'ai eu mon moment proustien. En guise de madeleine arrêtant le temps pour le narrateur dans le roman, j'ai eu les premières lueurs du jour et, surtout, l'odeur de fumier.

En 1989, quand la guerre civile libanaise faisait encore rage et que j'avais une dizaine d'années, nous étions cloîtrés dans un abri anti-bombes pour plus longtemps que ce dont j'aimerais me souvenir. Nos voisins de palier venaient du village de Terbol, dans la Békaa. C'était calme là-bas. Lorsque les bombardements se sont encore intensifiés, ils ont décidé de fuir Beyrouth vers le village et, comme nous étions très proches, ils nous ont proposé de venir avec eux. Je ne me souviens plus du trajet pendant la fuite. Mais je garde un vif souvenir de la semaine que nous avons passé dans la Békaa, lorsque nous tous, enfants, courrions librement à travers les pâturages et les champs de betteraves, du matin au soir, jouant à "cap' ou pas cap'" dans le cimetière, volant des raisins des vignes, et déguerpissant en riant quand le propriétaire commençait à nous pourchasser.

L'odeur des vaches, c'était alors l'odeur de la liberté et de l'insouciance, par opposition à la terreur et aux cris dans un abri et à la puanteur de la poudre à canon et des corps calcinés.

Le but de mon road trip à travers les Lebanons des États-Unis va bien au-delà d'une simple aventure photographique. Derrière ce voyage, il y a une question : que signifie, pour quelqu'un vivant dans une ville baptisée Lebanon, de dire « Je viens de Lebanon » quand ce nom ne renvoie pas aux horreurs de la guerre ?


Je suis resté dans le parking de l'église - seul - pendant trois jours. Je ne voulais pas laisser s'échapper ces souvenirs.

En novembre dernier, je lisais des articles à propos des enfants d'Alep bloqués dans la ville et attendant simplement la mort. Penser à eux, imaginer leur vie, me renvoyait vers quelque chose de trop déchirant pour pouvoir être supportable. Certaines personnes se remettent de la guerre; beaucoup n'y parviennent pas. Comme le dit la chanson de Charles Aznavour, les enfants de la guerre ne sont pas des enfants. J'ai eu la chance de survivre aux guerres et de parvenir à une tranquillité d'esprit fugace en me remémorant la matière fécale. La plupart de ces enfants d'Alep ne le pourront pas. J'espère qu'il y a un paradis quelque part; il est trop cruel d'imaginer qu'il n'existe pas de monde meilleur que celui dans lequel nous vivons.

 

(Cet article fait partie du road trip de Fadi Boukaram, sur la piste des villes baptisées Lebanon aux Etats-unis. Découvrez ses précédents récits de voyage ici)

 

 

 

Judy, de Clintonville, Wisconsin

 
Judy est cuisinière et serveuse dans un restaurant local qu'elle gère avec le propriétaire Matthew. Je m'y suis arrêté en route vers la ville de Lebanon, dans le comté de Waupaca, dans l’État du Wisconsin. A 14 ans, elle faisait la plonge dans une maison de retraite où Matthew travaillait. Quand la maison de retraite a été vendue et qu'ils ont...

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