Rechercher
Rechercher

Liban - La vie, mode d’emploi

23 - Le salut par la restructuration

À présent, ce mot a un sens précis que tout le monde comprend et d'abord les gestionnaires, ces rois de notre temps dont le sceptre a pour nom calculette. Mais, très longtemps, il n'y eut que le terme de structure (d'une bâtisse, d'un navire, etc.), puis celui de structuralisme, qui fut la grande pensée de l'époque de ma jeunesse. Tout devait être structuraliste ou n'être pas : la critique littéraire (avec Barthes), le marxisme (selon Althusser), la psychanalyse (dans sa version lacanienne) et, évidemment, les deux sciences phares qu'étaient alors la linguistique (révolutionnée par de Saussure) et l'anthropologie (telle que pratiquée par Lévi-Strauss). On passait son temps à établir des parallèles, symétriques ou antithétiques, entre la manière qu'il y a, ici et là, de cuisiner ou de se marier, la façon dont un mythe est raconté, la société organisée ; et les penseurs les plus ingénieux (dites « géniaux », répétaient leurs intimes, leurs adeptes) s'occupaient à déterminer les « infra » et « super » structures. Tout était dans la forme, la composition des ensembles, très peu dans le contenu et le sens. On n'a pas tardé à se lasser de ce jeu qui ressemblait à celui du Lego qui faisait aussi fureur chez les petits enfants. Aussi a-t-on abandonné la structure à de vieilles enseignantes qu'il ne valait pas la peine de réformer, le coût de leur reprogrammation ne pouvant plus être amorti, et les petits cubes dans quelque remise au cas où un enfant en visite s'ennuierait et qu'il faudrait le faire patienter jusqu'au goûter.
Ce qui a survécu à la fatigue, à l'ennui et à tous les naufrages idéologiques, ce fut le verbe « structurer », repêché par un mot qui commençait à émerger dans le lexique des faiseurs de modes langagières, celui de recyclage. C'est pourquoi il fut doté du préfixe «re» de répétition pour signifier que toujours structure il y a, même si l'on passait d'une première structure d'empire à une seconde de cabanon et de refuge de montagne. Toute l'astuce était de faire croire qu'il n'y avait pas de véritable changement, qu'une charpente existait toujours pour soutenir les efforts des employés, que seule était modifiée la combinaison des parties, ainsi qu'on le fait pour le chiffre d'un coffre-fort, en vue d'une plus grande sécurité. Alors, bien sûr, dans cette opération de réaménagement-déménagement, comme lorsqu'on transporte les petits cubes, il y a beaucoup d'éléments qu'on laisse échapper en chemin, parce qu'ils sont trop nombreux et qu'on ne peut pas les contenir tous dans sa propre structure corporelle. Heureusement que les rescapés pourront toujours se consoler avec ceux qui auront été sauvés, surtout qu'il s'avérera, comme par hasard (et l'on peut vraiment compter sur lui pour faire si bien les choses !) que ce sont tous de très bons amis.
La chirurgie plastique a si bien vu le profit qu'elle pouvait tirer de ce mot béni qu'à présent pour un nez, un menton, une arcade sourcilière, elle aussi parle de restructuration et l'effet est magique. D'un épouvantable laideron, bon pour la tapisserie et les jérémiades du matin au soir, on obtient rien moins qu'une sylphide qui fait le bonheur de son mari et de la publicité pour le médecin « aux mains d'or », expert en pâte à modeler. Il est vrai que, comme pour toute amélioration, cela se paie avec beaucoup d'argent et par quelques inconvénients tel cet air de famille qu'ont désormais la plupart des femmes sur les panneaux publicitaires et dans les soirées mondaines au point qu'on ne sait plus qui est vraiment qui et qu'on reconnaît seulement qui a servi de modèle. Mais ne faisons pas, là aussi, les difficiles. Les petites filles du monde entier ne bercent-elles pas avec conviction, depuis des décennies, la même Barbie qui ressemble aussi peu à un poupon qu'une autruche à un poussin ? À présent que nous avons des poupées Barbie en chair et en os, il n'y a qu'à imiter les gentilles Chantal et Dorothée, c'est-à-dire à tenter de s'en accommoder et surtout de s'en amuser !
Quant à nos belles humanités, si bien nommées et vrais plaisirs de tous les âges, n'étant aux yeux des puissants managers en éducation qu'une survivance d'époques préhistoriques, celles d'avant la géométrisation du monde et de sa mise en coupe réglée, et donc un appendice sans utilité et même dangereux lorsqu'il a des prétentions de nez de Cyrano (crise d'appendicite aiguë, diagnostiquent-ils), il n'y a pas grand espoir qu'elles réussiront longtemps à se soustraire au diktat de l'économie de marché et au bistouri de l'esthétique stéréotypée. Partout, déjà, dans les écoles du Liban où l'on restructure à tout-va, on élimine les sections où elles étaient cultivées pour fleurir et s'épanouir ; et l'on retrouve, à l'université, de grands jeunes gens, eux aussi façonnés sur un même modèle, qui ne comprennent plus rien à leur imagination (sa fantaisie, son pouvoir libérateur), à leur cœur (ses ratés, ses emballements, si révélateurs), à leur âme (ses dépressions et aspirations qui sont, probablement, des appels à de grandes ascensions), au surcroît de vie qu'apporte tout art, qu'il soit celui des mots, des formes, des couleurs, des sons et qui peut surgir de leurs doigts... si seulement ils s'arrêtaient de compter, numériser,
«copier-coller», cliquer sur «delete», appuyer sur «escape», comme pour échapper à eux-mêmes.

Nicole HATEM

À présent, ce mot a un sens précis que tout le monde comprend et d'abord les gestionnaires, ces rois de notre temps dont le sceptre a pour nom calculette. Mais, très longtemps, il n'y eut que le terme de structure (d'une bâtisse, d'un navire, etc.), puis celui de structuralisme, qui fut la grande pensée de l'époque de ma jeunesse. Tout devait être structuraliste ou n'être pas : la...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut