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Moyen Orient et Monde - Égypte / Reportage

« Vous avez pris notre liberté, ne touchez pas à notre haschich ! »

« Les îles, une bonne excuse pour manifester » : pour la première fois depuis deux ans, les Égyptiens réinvestissent la rue pour exprimer leur mécontentement.

La rétrocession à Riyad des deux îlots inhabités au large de la péninsule du Sinaï a provoqué une vague de protestations contre le président égyptien. Amr Abdallah Dalsh/Reuters/Archives

C'est une fin de soirée tranquille, dans un appartement qui jouxte l'ambassade italienne. Par la fenêtre, on distingue dans la pénombre les gardes dans leurs guérites, qui sécurisent la bâtisse, malgré le départ de l'ambassadeur il y a 10 jours, après le scandale de l'affaire Giulio Regeni.
Rassemblés autour de la table basse du salon, on mange des nouilles chinoises instantanées pour éponger les bières, partagées plus tôt. « Il ne faut pas traîner dans les cafés, ils ont fait des descentes dans la soirée, ils ont arrêté plein de gens », lâche Adel, en tirant sur sa cigarette. Dans l'après-midi, les appartements de ses amis, situés à quelques centaines de mètres de ce repas tardif improvisé, ont aussi été fouillés. Consciencieusement, pièces d'identité, chambres et téléphones ont été inspectés. « Whatsapp, Facebook, photos... Ils ont juste eu le temps de planquer les ordinateurs et les disques durs », explique-t-il. « Mais ils ont pris le haschich. Mec, pas le haschich, c'est le seul truc qui nous reste. Vous avez pris notre liberté, ne touchez pas à notre haschich ! » s'agace-t-il.

Ce mois d'avril ressemble étrangement à janvier, malgré un thermomètre qui affiche déjà des températures suffocantes. Depuis quelques heures, tanks et camions blindés ont pris place sur la place Tahrir et bloqué certains axes stratégiques du Caire. Au centre-ville, des dizaines de personnes, attablées avec des amis autour d'un thé et d'une chicha ont été arrêtées. « Ça recommence », soupire Adel. Quelques jours plus tôt, pour la première fois, depuis novembre 2014 – date de l'acquittement de Hosni Moubarak dans son procès pour meurtre de plus de 800 manifestants lors de la révolution de 2011 – la rue s'est réveillée.

Sur Facebook, un événement avait été largement relayé pour protester contre la rétrocession des îles Tiran et Sanafir à l'Arabie saoudite en début de mois. Un appel largement suivi qui a jeté plus de 1 500 personnes en colère dans les rues du Caire, et plusieurs centaines, partout dans le pays après la prière du vendredi.
Certains mouvements d'opposition rivaux ont accepté d'appeler leurs partisans à manifester ensemble, en dépit de leurs désaccords. « Sissi a fait une énorme erreur », assure Mohammad, un membre très actif d'un mouvement révolutionnaire banni par le régime. « Depuis le début, il joue sur le nationalisme excessif, tous ses excès sont excusés par le nationalisme et la protection du pays... Mais il offre une partie de notre territoire à l'Arabie saoudite. Ça ne passe pas », explique-t-il. « Les îles, c'est une bonne excuse pour manifester », avoue-t-il.

 

(Lire aussi : Consciente de ses tabous, la jeunesse égyptienne se met à en parler)

 

« Tester notre capacité »
Dans la foule, il y avait Sally, Sanaa, Amal et les militants libéraux dont les leaders sont emprisonnés depuis de longs mois : Islam, Omar et les Frères musulmans, taxés de terroristes qui subissent une répression sanglante et systématique ; il y avait aussi Nour, Maha, et tous les proches de victimes de torture et de disparitions forcées. Il y avait des Égyptiens épuisés par le resserrement des libertés fondamentales, du taux de change de la livre égyptienne, des factures d'électricité qui augmentent, des touristes qui ne reviennent pas.
Dans les rangs de la manifestation, rapidement, des slogans antirégime dénonçant les exactions du gouvernement de Sissi ont été les plus bruyants. Les célèbres : « Irhal ! » (va-t-en) et « Pain et justice » ont repris leurs droits. « On est en train de tester notre capacité de mobilisation effective », reconnaît Mohammad. « On sait que la prochaine révolution ne se fera pas comme la précédente, mais c'est important d'avoir une idée de notre envergure. »

Requinqués par cette mobilisation inattendue, et malgré la centaine d'arrestations ce jour-là, les opposants ont créé un nouvel événement Facebook. Rendez-vous est pris pour le 25 avril, jour férié et date de la libération du Sinaï. Un symbole prétexte. Ou l'inverse.
La semaine dernière, les Égyptiens ont manifesté sous les drapeaux égyptiens, mais aussi français, à la veille de l'arrivée du président François Hollande. « C'est sûrement pour ça qu'il n'y a pas eu de clashes », note Adel, « juste des lacrymogènes. Mais le 25, il n'y aura plus de bonne raison de ne pas nous toucher. Je pense que ça va être dangereux, on a intérêt à faire attention à nos fesses. »
Il y a quelques jours, un vendeur de thé a été tué d'une balle dans la tête par un policier mécontent du prix de la boisson. Le président Sissi appelait au calme dans les rangs de la police et assurait que « les éléments incontrôlables » en son sein devaient être « stoppés », arguant de cas isolés. Des cas isolés qui se répètent inlassablement.

(Lire aussi : Face aux critiques, Sissi invoque des "complots diaboliques")

Stratégies
Dans le salon illuminé par une simple guirlande lumineuse, l'ambiance se charge soudain d'ondes électriques. « Il faut qu'on ait un plan quand on va y aller... si on y va. » « Moi, je sors armé, je prends un couteau », lâche Ahmad. « Mais noooon ! Tu n'es pas bien toi ! Tu sais ce qui se passe si tu es attrapé avec une arme ? », lui lance Adel. « Si je me fais attraper, avec ou sans arme, je suis foutu, je disparaîtrais comme tous ces gens. Ce n'est pas pour tuer ou attaquer, mais pour me défendre, pour me dégager si une main venait à m'empoigner. Si ce couteau peut être ma porte de sortie vers la liberté, je le prends », s'excite Ahmad.

« C'est le même débat qui revient, le même qu'en 2011 : est-ce qu'on doit sortir armé ou pas. Moi je ne sais pas. En tout cas, ce n'est pas mon fonctionnement », souffle Adel.
« De toute façon, qu'est-ce que ça change, les charges que tu encoures si tu te fais attraper, c'est bien plus sérieux qu'un couteau. Violer la loi antimanifestations ! Tu ne verras certainement plus jamais le soleil de ta vie ! Alors un couteau, c'est quoi ? Cinq années de plus... ? Mais si c'est la possibilité de la liberté, de t'enfuir... », argumente Ahmad. Adel s'oppose : « Notre seule force sera de sortir groupés. Si on t'attrape, suis-les et prie pour ne pas disparaître. »

 

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