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Moyen Orient et Monde - Dossier spécial/Analyse

1 001 guerres de Syrie – et une seule question

Une guerre civile et mondiale, ou plutôt la mondialisation d'une guerre civile.

Yazen Homsy/Reuters

Des Russes qui bombardent d'autres Russes. Des Américains qui bombardent d'autres Américains. Des Français qui bombardent d'autres Français. Des Israéliens qui bombardent des Libanais. Des Turcs qui bombardent des Kurdes. Et surtout, des Syriens qui bombardent d'autres Syriens. Au sol, Libanais, Iraniens, Irakiens, Afghans et Pakistanais prêtent main forte à l'infanterie syrienne. Leurs combats quotidiens les opposent aux rebelles syriens, mais aussi à des belligérants de plus de 85 nationalités différentes – dont des Saoudiens, des Tunisiens, des Irakiens, des Russes, des Français, des Scandinaves et des Américains – qui viennent grossir les rangs des organisations jihadistes. Une guerre civile et mondiale. Ou plutôt la mondialisation d'une guerre civile.

Cinq ans après les premières manifestations contre le régime, la Syrie est le théâtre d'une multitude de guerres qui s'imbriquent les unes dans les autres et rendent la situation assez illisible : le régime et ses alliés – Russes et Iraniens – contre l'opposition ; le régime et ses alliés contre les groupes jihadistes ; les puissances occidentales et leurs alliés contre les jihadistes de l'État islamique (EI) ; les Turcs contre les Kurdes du YPG (Unité de peuplement – branche syrienne du PKK) ; les Israéliens contre le Hezbollah ; l'opposition contre les jihadistes et enfin, les jihadistes contre les jihadistes. Un conflit multidimensionnel qui a fait déjà plus de 260 000 morts, dont 76 000 civils – sans compter les disparus qui seraient plus de 65 000 – 13 millions de déplacés, 4,7 millions de réfugiés. Un conflit qui a détruit le pays, ébranlé tout le Moyen-Orient, attisé la guerre froide entre l'Iran et l'Arabie saoudite, provoqué une escalade dangereuse entre Russes et Turcs, permis la montée en puissance de l'EI qui a commis des attentats dans plus de vingt pays différents, déstabilisé l'Europe et remis en cause le tracement des frontières de Sykes-Picot, bientôt centenaires. Un conflit national, régional et international, qui a produit un chaos sans précédent dans la région, qui en fait le dossier le plus brûlant des relations internationales à ce jour et, probablement, pour les années à venir.


(Éclairage : Washington et Moscou, maîtres du jeu en Syrie)

 

Manipulations
Comment en est-on arrivé là ? Comment est-on passé en cinq ans d'une situation où des enfants sont arrêtés pour avoir dessiné sur les murs de Deraa des slogans hostiles au pouvoir en place à une crise majeure qui ne laisse aucune perspective de solution à court et moyen terme ?
Tous les éléments étaient, en fait, réunis dès le départ : un régime habile et répressif prêt à tout pour conserver son pouvoir, une société multicommunautaire à majorité sunnite et dominée par les alaouites, une société pieuse où la religion est une source de mobilisation, une situation stratégique au carrefour de plusieurs conflits régionaux (Iran/Arabie saoudite, Israël/Palestine et Turquie/Qatar, sans parler de l'instabilité en Irak), une fragilité des institutions étatiques et une histoire qui s'inscrit – comme dans les autres pays du Proche et du Moyen-Orient – dans le temps long.

Le régime de Bachar el-Assad est le principal responsable de ce drame humanitaire. Se maintenant au pouvoir grâce à la force, la peur et le clientélisme, notamment auprès des minorités, il a usé de tous les stratagèmes pour communautariser la révolution et pousser les manifestants à tomber dans le piège de la confessionnalisation et la radicalisation. Dès le début des manifestations, il a construit un discours propageant à la fois l'idée d'un régime laïc faisant rempart à la menace islamiste, et d'un régime baassiste, œuvrant à la résistance contre Israël et victime d'un complot international. Le régime, devenant maître dans l'art de la manipulation, a pu discréditer les revendications internes en déplaçant le conflit sur le terrain régional.

Ayant eux-mêmes réprimé, etc.
Derrière un discours lissé et moderne destiné à séduire les Occidentaux, le pouvoir en place a utilisé les pires méthodes pour parvenir à ses fins : enlèvements, tortures, bombardements aux barils d'explosifs, utilisation d'armes chimiques, sièges provoquant des famines et libération des prisonniers islamistes. Comment s'étonner alors de la radicalisation de l'opposition ? D'autant plus qu'à la politique de terre brûlée menée par le régime est venue s'ajouter une politique de puissance menée d'un côté par la Turquie, le Qatar et l'Arabie saoudite – avec le soutien des Occidentaux – et, de l'autre, par la Russie et l'Iran, alliés au régime.

Les trois premiers pays, peu soucieux de promouvoir une démocratie en Syrie – ayant eux-mêmes réprimé les mouvements contestataires dans leurs pays respectifs –, vont tout faire pour provoquer la chute de Bachar el-Assad, notamment en finançant et en armant des groupes islamistes, voire jihadistes, dans le but d'installer au pouvoir un sunnite qui leur serait fidèle et de briser l'influence iranienne en Syrie et au Liban. Les deux autres pays, peu soucieux (tout autant) de promouvoir une démocratie en Syrie – ayant eux-mêmes (tout autant) réprimé les mouvements contestataires dans leurs pays respectifs –, vont faire de la survie du régime syrien un enjeu de premier ordre, voire de politique intérieure. Les Iraniens, en envoyant des « conseillers » au sol pour encadrer leurs franchisés libanais, irakiens, afghans et pakistanais. Les Russes en décidant, le 30 septembre dernier, d'intervenir massivement, en pilonnant nuit et jour les zones rebelles qui constituent un danger pour le régime.

Pas de moyens, pas d'intérêt
Les interventions jusqu'au-boutistes de ces cinq pays, sur fonds de guerre froide aux accents communautaires entre l'Iran et l'Arabie saoudite, sans compter la question énergétique des hydrocarbures en arrière-plan, ont largement contribué à changer la nature et l'ampleur de ce conflit, dont la dimension communautaire n'a cessé de prendre de l'importance. Et à favoriser la montée en puissance de l'EI.
L'émergence de cet acteur en provenance d'Irak a complètement changé la donne et l'image de ce conflit : l'opposition syrienne, pourtant en première ligne dans le combat contre l'EI, a été marginalisée, et à la guerre civile est venue se superposer une guerre mondiale – menée par plusieurs coalitions internationales – contre le terrorisme.

Les autres responsables de cette catastrophe sont les Occidentaux qui n'ont cessé de réclamer le départ de Bachar el-Assad tout en apportant un soutien minimal à l'opposition et en faisant de la lutte contre le terrorisme, au fil des années, le principal enjeu du conflit syrien. Contrairement aux Russes et aux Iraniens, ils ne se sont pas donné, faute de moyens pour les Européens, faute d'intérêts pour les Américains, les moyens de convertir leur stratégie politique en avancée concrète sur le plan diplomatique. L'absence, relative, des Américains explique en grande partie les victoires actuelles, sur les plans militaire et diplomatique, du régime et la position de force occupée par les Russes et les Iraniens à la table des négociations. Ces derniers sont de plus en train de gagner la bataille de l'information dans le sens où le conflit est de plus en plus perçu comme un choix entre l'ordre et le chaos, l'autoritarisme ou le jihadisme. L'opposition, du fait de sa fragmentation, de sa radicalisation et de sa communautarisation, a largement participé à crédibiliser ce discours.

Une défaite militaire du régime apparaît aujourd'hui fortement improbable, même si, compte tenu de ce qui s'est passé durant ces cinq années de conflit, aucun scénario ne peut être complètement écarté. Mais la question désormais n'est plus de savoir qui gagnera cette guerre, mais plutôt qu'est-ce qu'il restera de la Syrie une fois cette guerre terminée.

 

 

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"Mais la question désormais n'est plus de savoir qui gagnera cette guerre, mais plutôt qu'est-ce qu'il restera de la Syrie une fois cette guerre terminée." J'espere pas grands choses!

Pierre Hadjigeorgiou

16 h 39, le 15 mars 2016

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Commentaires (1)

  • "Mais la question désormais n'est plus de savoir qui gagnera cette guerre, mais plutôt qu'est-ce qu'il restera de la Syrie une fois cette guerre terminée." J'espere pas grands choses!

    Pierre Hadjigeorgiou

    16 h 39, le 15 mars 2016

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