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Culture - Rencontre

« Aujourd’hui, c’est la guerre de l’homme contre lui-même sur son propre sol »

C'est un poète qui appartient à un autre siècle, à un autre lieu. Extraterrestre Alain Tasso, qui signe demain* son recueil « Soliloques d'un jacquemart, autrement dit le librettiste des brumes » (éditions Les Blés d'or). « Des oratorios post mortem pour ce qui fut l'homme », affirme-t-il, crâneur, en adressant ses écrits (lisibles et compréhensibles) à toute personne de bonne volonté.

Alain Tasso : « La langue française possède quelque quatre-vingt-dix mille mots, elle n’est pas en excellente santé. » Photo Hratch

Comment rassurer ceux qui disent qu'ils ne comprennent pas la poésie ?
La poésie trace son envol par hypostases. C'est une substantification perceptive, elle fonctionne dans un rapport qui, à travers le monde (désormais ce qui fut le monde), s'offre à l'ouvert.
Jamais elle ne cherchera à distraire, elle n'est pas labile comme la prose des jours qui est à la quête de l'instant, tel un flash d'un appareil photo, sitôt allumé, sitôt étiolé. Jamais elle ne se risquera à assouvir le désir immédiat et éphémère du lecteur béotien, celui du « sitôt vu, sitôt assimilé », comme le pense Jean-Philippe Domecq sur l'art d'aujourd'hui. La poésie stimule les multiples inférences pour nourrir et ensuite faire plaisir. Elle n'est pas seulement réservée à la versification. Un dramaturge qui crée, à travers son aperception, devient poète, cela est valable pour l'architecte ou le scientifique qui devient poète de sa science...
Quoique l'espace visible paraisse parfois mutilant pour l'indispensable perception, chaque lecteur effectuera, en dépassant la suggestion initiale de l'anatomie du mot ou de l'idée, à son propre rythme, une plongée sensible.

Quelle est votre relation avec les mots ? Vous dites : « Les mots, faits d'encre noire, se rebellaient dans l'émouvant souvenir. » Mots rebelles ou mots amadoués ?
Les mots-idée sont un dictame pour l'émotion et pour le sensible, après leur propagation qui va informer, pour signifier et éclairer. L'émouvant souvenir traduit irrésistiblement l'humanité jadis humaine et libre. Quant au noir, palette multicolore, il va tracer les mots, pour les précipiter par foisonnement, les déployer en irisations intenses de la lumière poétique. Les mots ont une importance pour la langue, voulue aujourd'hui déserte. C'est encore une fois cinq cents mots, toujours les mêmes, que la majorité use, sans aucune exigence littéraire, pour assurer la continuité discontinue. La langue française possède quelque quatre-vingt-dix mille mots, elle n'est pas en excellente santé. L'enrichir, c'est aller à la pêche des mots, des idées, des mots techniques... pour emplir les nasses, en l'instant où l'idée diffuse la lueur
poétique.

La lumière, la neige, le ciel, l'eau... Tous les éléments de la nature sont-ils les matériaux de prédilection du poète ?
Exactement, surtout la neige, « dans les mains du poète, la neige nettoie ce peu de froid ». Nous sommes en présence d'éléments essentiels qui constituent des essences, appartenant à la nature, ce plus beau tableau qui nous accompagne. La nature nourrit et guérit, mais elle a été irréversiblement profanée par l'homme-objet, depuis quelques décennies. Prenons l'exemple de la neige. Ce mot renvoie le lecteur vers le froid, la neutralité de la couleur, la mort de la nature. Au-delà de ses représentations fugaces, on peut certifier, en fouinant dans la chair des mots, que la neige est la chaleur même. Elle est ce qui étreint, l'embrasement même du monde, elle crépite pour sourdre la vie. Multicolore, elle est exactement l'eau limpide qui rechute des ciels, pour transcender la nature et l'existence. L'hiver pour elle, celui qui donne sens aux autres saisons, puisqu'en lui s'écoule l'eau de la vie, est son domaine de prédilection... Le poète lit cela avec sa sensibilité, il assiste à la déchirure du monde. Sa seule résistance est donc l'écriture, pour placer le lecteur au seuil de la réflexion, à partir de l'idée suggérée. Un retour aux éléments naturels, c'est-à dire-au sensible, est la voie la plus saine.

Peut-on parler de mysticisme dans votre œuvre ?
Pas spécialement. Il y a eu une époque où j'ai approché une écriture mystique, à travers l'invocation des tourneurs. Elle se plaisait dans une propension hésychaste. Cela n'est pas étranger à ma manière de penser et de vivre, pourtant je suis complètement baroque dans mes appréciations artistiques et en musique. Mes compositeurs préférés sont Bach, Henrich Biber, Schutz, Buxtehude, Caresana, Haendel, Corelli, Couperin, Fux...
En fait oui, proche d'une certaine mystique, dans le sens de la contemplation, de l'union avec la nature, œuvre suprême qui constitue ma couronne rutilante d'amour, avec laquelle j'espère toujours communiquer, jusqu'à ma mort, en copulant avec elle par amour de son œuvre magistrale. Je dois à cette nature, qui a si souffert et qui continue, les plus belles mélodies, les plus beaux chants dont ma poésie sera garante des instruments à vent et à cordes les plus insolites.

«Soliloques d'un jacquemart, autrement dit le librettiste des brumes ». Est-ce le soliloque de la solitude ?
L'écriture, la vraie, n'est jamais une abréaction. Malheureusement, cela est de plus en plus le cas de nos jours, on écrit pour libérer ses émotions, pour se sentir mieux ; c'est se coller à la mode des jours en parlant de certaines médications qui défont le monde en l'éloignant de sa conscience morale.
Les soliloques du jacquemart sont des oratorios post mortem pour ce qui fut l'homme, désormais le lourd suintement du masque.
En vérité, c'est le moment, dans cette solitude où nous sommes, de lancer un cri salutaire. Ma sensibilité lit avec pessimisme le tragique d'un monde qui n'est plus le monde. Un cri, des hululements où la poésie bascule entre un requiem chanté et parfois quelques lueurs d'espoir dans « la nostalgie du vent, des statues même cassées ». Mais, « au terme de l'heure, le tranchant du monde ».

Confinés en eux-mêmes, les hommes devenus autistes font face à la machine avec laquelle ils entretiennent des relations privilégiées, elle devient leur seule amie. De plus, ils sont obligés de presser quelques boutons quotidiens pour survivre. Ils font tous la même chose et ne peuvent maîtriser le nouvel ordre, complètement désordonné, car il réduit l'homme grégaire à un simple accessoire, écrasé par la mondialisation (qui a annihilé les différences et les particularités qui nous enrichissent) et englué dans l'ego de son ego.
L'homme de bonne volonté disparaît, la culture aussi.

Jamais je ne pourrais croire que nous vivons dans le règne du faux, du mensonge, du crime organisé, de la monstration de soi-même (puisque l'esprit vide de toutes choses réduit au stade animal), par défaut d'un minimum de culture et d'histoire culturelle requis, comme ce que l'on voit sur ce lopin de terre, que nous aimons malgré tout, et malgré sa transformation en désert, par une grande majorité de ses habitants fantoches. Cette vieille terre, jadis de miel dit-on, qui ne finira jamais sa guerre, puisqu'aujourd'hui c'est la guerre de l'homme contre lui-même sur son sol, des rixes entre sauvages et dans un jour prochain, je n'ose le croire, d'anthropophages...

* Le poète et peintre signe son recueil demain vendredi 29 janvier à 17h à la librairie Antoine, ABC Achrafieh, niveau L3.

 

Pour mémoire
Alain Tasso invité sur « I talk », l'émission d'Alex Taylor sur Euronews

Alain Tasso à l'honneur à L'Écume des pages

Comment rassurer ceux qui disent qu'ils ne comprennent pas la poésie ?La poésie trace son envol par hypostases. C'est une substantification perceptive, elle fonctionne dans un rapport qui, à travers le monde (désormais ce qui fut le monde), s'offre à l'ouvert.Jamais elle ne cherchera à distraire, elle n'est pas labile comme la prose des jours qui est à la quête de l'instant, tel un flash...

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