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Moyen Orient et Monde - Entretien express

En Tunisie, le contexte n’est pas le même qu’en 2011

Maître de conférences en science politique à l'université Paris-Dauphine et chercheur en détachement à l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), à Tunis, Jérôme Heurtaux répond aux questions de « L'Orient-Le Jour ».

Un jeune Tunisien qui a tenté de se suicider est transporté à l’hôpital pour des premiers soins, à Kasserine. Mohammad Khalil/AFP

OLJ : Quelle sont les raisons du soulèvement populaire que l'on constate ces derniers jours en Tunisie ?
Jérôme Heurtaux : Le soulèvement a suivi la mort d'un jeune chômeur à Kasserine, qui a suscité un émoi et la mobilisation de la population. Mais pour comprendre ce soulèvement, il faut s'intéresser aux causes structurelles. Tout d'abord, il y a la continuité d'une crise socio-économique en Tunisie, qui touche en particulier les régions de l'intérieur du pays. Kasserine est la ville principale d'un gouvernorat qui a été parmi les plus touchés par la politique économique menée depuis plusieurs décennies, puisque, comme Sidi Bouzid, ce sont des régions qui n'ont pas bénéficié autant que les autres des aspects positifs du développement tunisien. Et il se trouve que l'exaspération générée par cette situation était l'un des ingrédients de la révolte de 2010-2011. Par conséquent, l'absence, depuis 2011, de véritables résultats, d'évolutions sur le plan du travail et de la qualité de vie dans ces régions, rend aujourd'hui le sentiment de frustration encore plus élevé.

Depuis 5 ans, les politiques menées n'ont pas été suffisamment opérantes et d'ampleur suffisante pour résoudre les problèmes. Il y a d'autres raisons secondaires qui s'imbriquent. L'une d'elles est le primat accordé depuis 5 ans à un changement politique et à une structuration de la démocratie, centré sur les aspects institutionnels. Les énergies multiples, qu'elles soient de la société civile, de la classe politique ou également les soutiens des pays étrangers et des ONG, ont d'abord porté sur les aspects politiques du changement, sur la façon d'établir une Constitution, d'organiser des élections. Ensuite, les difficultés à édifier les institutions ont provoqué une crise économique, dans la mesure où cette période d'instabilité n'a pas généré un flux d'investisseurs.

Et enfin, quatrième raison, qui n'est pas directement liée, mais qui fait partie de la dimension de la configuration politique actuelle, est bien entendu le terrorisme, qui a fait partir énormément de touristes, et qui a révélé les failles de cette économie tunisienne en partie dépendante des devises étrangères, et notamment de la manne touristique. Toutes ces raisons sont totalement imbriquées. Il y a eu, je ne vais pas dire un divorce, parce que je ne pense pas qu'il y a eu mariage, mais un fossé entre la classe politique et les citoyens.


(Lire aussi : La Tunisie décrète un couvre-feu face à une contestation inédite depuis 2011)

 

Quelle est la réaction des différents partis politiques ?
En Tunisie, on est dans une situation où il n'y a pas ou peu d'opposition. Jusque là, le gouvernement est géré par un duopole, d'un côté le parti Nidaa Tounes et de l'autre Ennahda qui, depuis les élections, font route ensemble, à la fois au Parlement et au gouvernement. Si bien que l'opposition au sein du Parlement est affaiblie, et de ce fait, les manifestations qui se sont développées ces derniers jours recherchent encore leurs débouchés politiques. Aucune force politique aujourd'hui n'est légitime, que ce soit la gauche qui est trop faible, timorée, ou que ce soit Ennahdha, qui aurait pu être un vecteur de l'expression politique de ces manifestants, mais qui est prisonnière de ses propres choix. Il n'y a donc pas d'opposition capable d'apporter à ces mouvements un débouché politique à l'heure actuelle. Cela peut changer. Tout cela se passe dans un contexte d'affaiblissement et d'éclatement du parti au pouvoir, le parti dominant, car même la parole présidentielle n'a plus de crédibilité.

 

(Lire aussi : En Tunisie, un air de déjà-vu)

 

Est-ce que le mot « victoire » n'a pas été crié un peu rapidement au moment de la transition politique, et la Tunisie n'a-t-elle pas été érigée trop rapidement comme un modèle de réussite au sein du monde arabe ?
On crie toujours victoire trop vite pour analyser des processus politiques dont personne ne peut réellement prévoir l'issue. Bien évidement, dès qu'un commentateur pressé dit : « C'est l'échec de la révolution en Égypte » ou « c'est la victoire de la révolution en Tunisie », ils crient nécessairement trop vite. Sur le cas tunisien, ces mobilisations qui ressemblent, d'une certaine manière, aux mouvements contestataires de décembre 2010-janvier 2011, se font dans un contexte totalement différent. La liberté d'expression est tout de même un acquis de ce changement et l'écho médiatique de la mobilisation a beaucoup moins de peine à être trouvé qu'il y a cinq ans. Aujourd'hui, on est dans une Tunisie qui, malgré ce que j'ai pu entendre de tous ceux qui disent que c'est le retour de l'ancien régime, est quand même dans une configuration nouvelle. Aujourd'hui, après deux jours, certains disent déjà : « C'est peut-être une deuxième révolution. » Mais je ne pense pas que l'on soit complètement dans le même contexte.

 

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OLJ : Quelle sont les raisons du soulèvement populaire que l'on constate ces derniers jours en Tunisie ?Jérôme Heurtaux : Le soulèvement a suivi la mort d'un jeune chômeur à Kasserine, qui a suscité un émoi et la mobilisation de la population. Mais pour comprendre ce soulèvement, il faut s'intéresser aux causes structurelles. Tout d'abord, il y a la continuité d'une crise...

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