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Lifestyle - Tous les chats sont gris

« Ya sahar el-layali... »

Feuilleter un manuel scolaire d'arabe, se blottir dans les bras d'une « soubia » et découvrir ce qu'étaient les soirées de montagne libanaise qu'on ne connaît pas, ou plus...

Photo GK.

Quand on est biberonnés au français ou langés à l'anglais, alors que papa est originaire de Ras Beyrouth et maman du Chouf, l'arabe à l'école devient strictement sans intérêt autre que de nous valoir des poussées d'urticaire. Dans leurs blouses grises de l'archaïsme, faisant crisser la craie de leurs acrimonies, nos enseignants d'arabe font plus pitié qu'envie lorsqu'ils pleurent une langue disparue que plus personne ne recherche ni ne regrette... Bientôt, dans une mouvance de dispenses et d'équivalences, on devra cesser de transmettre ces notions jugées obsolètes à des gamins partis s'éduquer ailleurs. Sur écrans, dans des galaxies où estezhar et qira'a n'auront jamais accès. Mais il entre d'autant plus de nostalgie dans ces manuels d'arabe qu'on se pardonne mal d'avoir tant voulu les mettre au feu et la maîtresse au milieu. Car leurs pages illustrées à la main sont des éveilleuses de passés décomposés, témoins d'une époque qui nous a filé entre les doigts. L'été, elles nous racontaient la saison des récoltes, le temps du blé dur et des fruits mûrs. Ensuite, il était question de mouné qui colonise les cuisines, de bois docile qui se laisse scier alors que les corps suent un automne de mousson.

Ragoûts en cuisine
Les mois de froid, se réchauffant à la paresse d'un radiateur, ces livres nous soutenaient au creux d'une soirée d'hiver en montagne libanaise, avec tout ce qu'elle a de cafardeux, de neigeux et d'enfumé, d'inquiétant par-ci et de rassurant par-là. Escortés par la voix râpeuse de l'institutrice, nous devenions les otages nocturnes de l'intimité chaude de ces maisons de famille. Parfois, avec un peu de chance, nous parvenions même à saisir l'odeur en noir et blanc d'une porte ridée qui ouvre les bras à la volée et jette aux naseaux un concentré de moisi en surchauffe, de bois qui fulmine et de ragoûts en cuisine.
Il y a aussi le bruit de la pluie qui bat les tuiles en vagues, tambourinant notre satisfaction d'avoir un toit, enveloppé dans des Katter kheir allah à la pelle et creusé de rigoles comme de douves. Blottis les uns contre les autres ou pelotonnés dans la sécurité de l'étreinte d'un papa, nous étions réduits à l'état de larves attendant nous ne savions quelle métamorphose. Les nuits d'hiver nous inquiétaient, leur blancheur mutant au noir nous déboussolait. Mais on nous apprenait toujours à penser aux plus démunis, petits garçons et filles aux allumettes.

Histoires d'une « soubia »
Pendant que les dames s'éternisaient aux fourneaux, prêtes à régaler avec un kichik à damner le froid qui tape du pied ou avec des lentilles à l'ail qui chasserait nos vampires pour un bail, les hommes restaient emmitouflés dans leur oisiveté, valeurs orientales obligent. À vaguement entretenir la cheminée, avaler la flamme et à boulotter le charbon qui servait aux enfants à se faire des moustaches à la Charlot. Ces plus petits s'amusaient aussi à glisser un œil interdit sur le curieux appareil qu'on appelle soubia, et finissaient souvent cramés du croupion puis soignés au dentifrice. Car nous vivions en tribu et il y avait toujours une grand-mère prête à coller une tannée à un quelconque bobo grâce à l'une de ses potions magiques. Le monde n'avait pas encore été désinfecté par la sainte trinité de macrobiotique, organique et gluten freak. Sur cette même soubia multifonction, cette même téta mettait ses collants à sécher ou étalait écorces d'oranges ou de clémentines, précurseurs des lampes Berger et bougies diptyques, ces grandes claques aux petites mauvaises odeurs. Ensuite elle y faisait griller des châtaignes en nous contant des histoires de sa voix de fumoir et de sa gorge profonde où se noyaient tous les héros de nos bouquins d'enfants.

Puis venait le moment du repas, et nous croquions à belles dents dans tout ce que la terre fertile avait pu nous offrir. Nous dégustions de la vraie nourriture, comme pour faire pièce à ce qui arriverait comme ère de mange-petit, de chipoteurs light, de trempeurs de phalanges dans les rince-doigts des régimes et des renoncements. C'était l'époque où les ados prenaient la peine de communiquer avant de devenir ces cracheurs dans la soupe en relation je-t'aime-moi-non-plus avec tout un attirail numérique. L'époque où les dinosaures de la nightlife étaient ces soirées en famille, noyés dans le brouillard de l'asociabilité. L'époque bénie où il semblait y avoir un temps pour tout. Tellement de temps que l'on passait nos nuits à imaginer le monde de dehors, faute de l'avoir connu.

 

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Quand on est biberonnés au français ou langés à l'anglais, alors que papa est originaire de Ras Beyrouth et maman du Chouf, l'arabe à l'école devient strictement sans intérêt autre que de nous valoir des poussées d'urticaire. Dans leurs blouses grises de l'archaïsme, faisant crisser la craie de leurs acrimonies, nos enseignants d'arabe font plus pitié qu'envie lorsqu'ils...

commentaires (1)

Excellence et nostalgie ! Merci. Rézzallâh !

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

03 h 50, le 16 janvier 2016

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Commentaires (1)

  • Excellence et nostalgie ! Merci. Rézzallâh !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    03 h 50, le 16 janvier 2016

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