Je fais partie de ce qu'on nommerait aujourd'hui les dinosaures du blogging libanais. Lorsque j'utilisais le blog pour la première fois entre 2005 et 2006, nous étions une poignée d'internautes qui essayaient de nouvelles plates-formes telle « Blogspot » de Google. Ces années charnières dans l'histoire contemporaine du Liban furent, d'une part, marquées par des assassinats et les combats de 2006 et, d'autre part, par un accès plus facile à l'Internet avec un taux de pénétration en croissance continue. L'été 2006 vit l'explosion de la blogosphère libanaise et la première « bloguerre » mondiale entre les Libanais et les Israéliens. La guerre, la mémoire de la guerre et la construction de la paix faisaient partie des thèmes de choix de la plupart des blogueurs-ses de l'époque, dont moi-même.
Pourtant, la mise en discours de la guerre n'est pas chose nouvelle. Elle a lieu depuis des décennies. Il n'y a qu'à penser aux perspectives de certaines personnalités religieuses, politiques et intellectuelles, ainsi qu'aux productions artistiques dès les années 90, et aux activités de certains organismes non gouvernementaux, d'associations civiles et de groupes de dialogue islamo-chrétien luttant pour la convivialité. Toutefois, après avoir cru à l'existence d'une période qualifiée de « postguerre », mes collègues et moi-même étions rendu compte dès 2005 de l'ampleur des divisions internes lesquelles perduraient, de la guerre psychologique qui alimentait continuellement la guerre physique, et de l'effet dévastateur tant de l'hypomnésie que des mémoires conflictuelles en mode « hypermnésique ». Cette fois, il fallait absolument témoigner de ce qui se passait avec sons, images et paroles, élever la voix et la porter plus loin, pour ne pas oublier et pour ne pas devenir les oubliés de l'histoire. Avec l'été 2006, la mise en mémoire devint une entreprise démocratisée (democratized), diversifiée, exponentielle, voire virale (viral). Les espaces publics comme lieux de médiation entre les pouvoirs étatiques et les citoyens s'élargirent, favorisant une participation beaucoup plus active qu'auparavant, des dynamiques alternatives moins hiérarchisées, une meilleure visibilité aux diverses expressions d'individus et de collectivités, et la construction de liens transnationaux. Avec le blog, les contraintes des médias traditionnels de la censure étaient contournées et de nouveaux modes de sociabilité se mettaient en place pour contribuer à redéfinir la configuration du paysage sociopolitique, religieux et économique.
Dix ans plus tard, la plupart des blogueurs-ses libanais(es) publient des articles aux couleurs et senteurs variées, de la mode à la cuisine, en passant par la politique régionale, les arts et les carnets de voyage, et couplent le blog à Facebook, Twitter, Instagram et Cie. En faisant le tour de la blogosphère locale et diasporique actuelle, dont la plate-forme lebaneseblogs.com laquelle rassemble les blogs les plus en vogue, des « fashionistas » et « food bloggers » aux gourous autoproclamés, on se rend compte qu'il y a plusieurs façons de répondre à la question « Pourquoi bloguer en tant que libanais(es) ? » :
pour influencer, vendre, informer, « réseauter », apprendre, se définir, être vu, communiquer, provoquer, juger... Des fonctions certes de toute actualité virtuelle, mais qu'en est-il de celle du ressouvenir ?
Dans un Liban toujours en guerre, le blog devrait, à mon avis, contribuer à en briser le cercle vicieux, notamment en promouvant la construction de mémoires conviviales. Ces mémoires garantiraient la naissance d'une mémoire nationale sur la base de laquelle l'histoire contemporaine locale serait revisitée et transmise aux futures générations, et l'identité libanaise pourrait enfin passer d'une identité largement en conflit vers une identité « dialogale ». Sans mémoire, pas d'histoire, sans histoire, pas d'identité, et sans identité, la paix ne peut advenir. Le devoir de mémoire est donc de prendre acte que l'histoire du Liban des années 70 et 80 est bien la nôtre, que celle d'avant – remontant à des centaines et milliers d'années – est bien la nôtre, que celle de 2006 est la nôtre, que toutes sortes de crises dont celle des déchets et la crise présidentielle sont les nôtres, et que finalement, toutes se rejoignent avec leur lot de discontinuités et paradoxes, dans ce qu'elles ont de lumineux comme (et surtout) dans leurs aspects les plus sombres.
Le devoir de mémoire sur la toile et notamment sur la blogosphère est plus que jamais crucial pour faire face à la montée des extrémismes et pour établir une meilleure gestion de la diversité au Liban. En fait, le devoir de mémoire devrait être le fer de lance du blogging libanais et des médias sociaux, et tel que le définit le philosophe Paul Ricœur, une sorte de mémoire obligée, une injonction à se souvenir qui ne peut se comprendre que par rapport aux événements horribles auxquels il fait référence, et qui n'a de sens que par rapport à la difficulté ressentie par les individus et les communautés blessés du corps politique, à faire mémoire de ces événements de manière apaisée. Ce devoir de mémoire ne devrait toutefois en aucun cas devenir un culte, être inconditionnellement célébré, conduisant à la subordination du présent au passé, ni l'emporter sur la connaissance explicite et sur la raison qui font la citoyenneté libanaise. Dans cette perspective, bloguer serait équivalent à être témoin de l'histoire, éclairant sa marche, intervenant dans les enjeux de mémoire et contribuant à enrichir la mémoire collective, non à se l'accaparer et l'élever en vérité ultime. Bloguer pour compenser le trop-plein de mémoire (ou pacifier les conflits de mémoire) et ses paradoxes, le devoir d'oubli ou l'amnésie volontaire, le déni et le présentisme.
Dr Pamela CHRABIEH