Depuis plus d'un an nous marinons dans un désordre si chaotique qu'il entraîne tout sur son passage : un vide présidentiel devenu presque une habitude viable, nécessaire, voire vitale pour quelques-uns ; des pannes d'eau et d'électricité vécues au quotidien, gérés par – et gérables pour – l'ensemble du peuple libanais ; le pas du tout récent problème de la gestion des déchets profitable pour quelques hauts placés ; des produits alimentaires périmés mis à la disposition de qui le veut ; aucune mise en vigueur, ni suivi ni respect d'ailleurs de n'importe quelle loi ; aucun système de loi/sécurité sociale qui ait échappé à la corruption des fonctionnaires et/ou de n'importe quel citoyen ;
aucun réseau routier qui ne présente un danger imminent pour les chauffeurs, sans parler des chauffards bien sûr ; des millions de réfugiés qui risquent de rester expatriés pour une durée indéterminée ;
des terroristes aux frontières qui, à leur tour, réclament aussi une part du gâteau, etc.
Et le comble, c'est qu'il faut toujours attendre et s'attendre à ce que seulement un haut placé entreprenne une action ou prenne une décision qui s'avère n'être liée qu'à ses intérêts propres : un certain président qui construirait une autoroute menant directement à son domicile ; un autre qui fermerait ses carrières contre une somme exubérante versée jusqu'au dernier centime ; l'affaire de la corruption liée à une ancienne banque et dont il n'a plus jamais été question ni d'enquête ni de noms de « personnalités » impliquées dans ce scandale – et dont plus personne n'en parle ni ne s'en souvient même – etc.
Alors quel point positif dans ce pays précipité au bord du gouffre, qui n'attend que le coup final pour succomber à ses blessures mortelles ? Quel remède proposer à cette société engloutie par un quotidien sombre et une superficialité qui prend largement et rapidement du terrain ? Uniquement les quelques rares initiatives culturelles entreprises par des citoyens qui croient encore et toujours à la prédominance de l'intellect et à l'importance de la propagation de la culture comme unique moyen (arme ?)
de lutte contre le terrorisme et contre l'ignorance qui nous engloutit peu à peu. Une de ces « perles rares » reste le Cabriolet Film Festival – fruit de la réflexion d'un homme qui a refusé de vivre à l'étranger après avoir fini ses études – qui propose des courts métrages, libanais et internationaux, en plein air et gratuitement, deux fois par an, la première en mai sur les escaliers Saint-Nicolas à Gemmayzé et la deuxième en août à l'allée romaine à Byblos, selon un thème conçu en fonction de l'actualité prédominant dans la région. Ce festival sans aucun but lucratif donne une lueur d'espoir puisque quelques rares citoyens croient encore en l'avenir lumineux du Liban auparavant qualifié de phare et de centre de culture pour toute la région. Promouvoir la culture, surtout chez les jeunes, est une forme de lutte contre le terrorisme qui nous encercle et nous étrangle ;
il est aussi une forme de paix pour former de futurs citoyens patriotes et ouverts aux points de vue des autres, loin de toute forme de discrimination ou de préjugés. Cabriolet Film Festival est un asile de paix pour les gens de tout âge : chacun peut être touché par une scène, un paysage, peut s'identifier à un personnage, etc. La variété des films proposés et le mélange des cultures permettent à chacun d'oublier ses soucis, de voyager dans d'autres pays, d'autres mentalités, de voir avec d'autres yeux ; elle trace un sourire sur les visages et permet de croire de nouveau qu'il existe toujours un espoir, malgré tout. Le cadre choisi pour la projection de ces courts métrages est, à son tour, primordial puisque les gens ont l'occasion, pour quelque temps, de profiter de l'air du pays (comme on le voit dans les films !), de faire de nouvelles connaissances en se côtoyant et en partageant des avis différents, et surtout en changeant de « cadre ». Enfin, le côté « gratuit » de l'événement montre que toute discrimination peut être bannie puisque la culture appartient à tout le monde de manière égale.
Nous avons tous besoin d'initiatives pareilles, de gens pareils – comme le fondateur du festival et comme les municipalités de Beyrouth ou de Byblos qui croient en ces initiatives, les soutiennent et donnent à leurs promoteurs des coups de pouce –, de convictions pareilles, de croyance pareille, et c'est alors que nous redeviendrons de « grandes » gens, que nous construirons un grand pays puisque, comme l'a si bien dit Pascal, « dans une grande âme, tout est grand ».
Lina SLEIMAN