Rechercher
Rechercher

Culture - Critique

Dans le clair-obscur du « Palais Mawal », Dominique Eddé fait surgir les monstres

Dans son huitième ouvrage qui vient de paraître aux éditions Albin Michel, l’écrivaine déroule, sur le mode épistolaire et celui de la conversation, une métaphore de la fin d’un monde. Dans l’un des derniers palais de Beyrouth va se jouer un drame aux accents universels.

Dans le clair-obscur du « Palais Mawal », Dominique Eddé fait surgir les monstres

L’écrivaine Dominique Eddé. Photo Albin Michel

Léonore, une Italienne au bout de son âge jetée sur les bords de Beyrouth par un Dieu qu’elle a répudié. Une histoire d’amour complexe, comme toutes les histoires d’amour véritable, se déroule sous les lambris décatis d’un des derniers palais beyrouthins dans une atmosphère crépusculaire. Elle prend source entre l’Italie où Léonore est entrée dans les ordres à la mort d’un de ses frères, le Liban où le deuil du second l’éloigne de la religion et la jette dans les bras de Salim Mawal qui l’épouse, la Turquie où, peu après la naissance de leur fils Riad, elle se lie avec Yaman, un brillant réalisateur avec qui elle entretient une relation passionnée cachée à leurs conjoints respectifs qui ne sont pas dupes.

Dans nos archives

Le « Kamal Jann » de Dominique Eddé, ou « le visage in(humain) d’un monde défait »

Dès l’incipit, tout décline : le « vieux » palais Mawal ; le jour qui, dans le regard de Léonora, atteinte de dégénérescence maculaire, est déjà nuit ; Yaman mort ; Salim parti s’installer à l’autre bout de la ville, laissant à un couple de Philippins, repêchés au lendemain de la monstrueuse double explosion du 4 août 2020, le soin de tenir la maison, et à la jeune Venise celui de tenir compagnie à sa femme en lui faisant la lecture. Mais ce ne sont pas des romans ou des journaux que Léonora voudrait qu’on lui déchiffre. Elle est dans ce chien et loup de la vie où l’on se complaît dans le souvenir, où l’on cherche un sens aux événements, petits ou grands, qui permettent de mesurer un parcours. Si elle prend sa propre loupe, c’est pour déchiffrer des lettres qui remontent, pour certaines, à une cinquantaine d’années, aux débuts de son histoire avec Salim, et, plus tard, celles envoyés par l’épouse de Yaman, non pas de rivale à rivale, mais d’une amoureuse qui partage avec bienveillance ses propres souvenirs de l’homme-comète dont elles ont tour à tour accompagné la trajectoire. Lettres d’amour qui réveillent en Léonore les moments où son corps a exulté, où son cœur s’est emballé, et qui la ramènent, sur le fil d’une sensualité ardente, aux lieux que l’amour a transfigurés.

Une vie autrement fastueuse

Dans le cocon flétri du palais Mawal, dont les plafonds, avec leur hauteur vertigineuse, tamisent l’éclairage et répercutent les échos d’une vie autrement fastueuse, et dont les verrières invitent à l’intérieur la flore du jardin avec ses ombres et ses lumières, le passé se vit sur le mode d’une rêverie méditative. Mais l’arrivée de Riad, l’enfant sacrifié à l’autel des passions de cette mère fantasque, braque sur ce crépuscule suspendu la lumière crue de la réalité. Salim ayant perdu son argent dans l’effondrement du système bancaire libanais, c’est ce fils qui pourvoit aux besoins de sa mère, ce qui lui donne sur elle, croit-il, un certain ascendant. Riad est pétri de cet intégrisme chrétien radicalisé par l’intégrisme musulman. Alors que sa mère n’est que tolérance et générosité, il est de ceux qui arguent : « Quand les islamistes vous mettront dehors, vous leur direz quoi ? » Les fissures se prolongent, les lignes d’une tragédie sont tracées. La fin se joue dans cette tension entre une civilisation inclusive qui s’achève et une autre, exclusive et barbare, qui émerge dans la violence. Les « monstres » de Gramsci ne sont pas loin. Le Soleil « boit les nuages », mais d’autres les remplacent et tout continue, au final, autrement.

Tout l’art de Dominique Eddé, tout son engagement politique et humain, de romans en essais, de tribunes en lettres ouvertes, consistent, avec vigilance et lucidité, à concilier et réconcilier les contraires, poser des contrepoids et désarticuler le rejet de l’autre. L’oxymore et l’opposition, le mode de la conversation qu’elle manie comme personne sont les outils de sa démarche et la puissante empreinte de son phrasé singulier. Il n’y a qu’à citer en vrac : « Le pouvoir de régner sans avoir à gouverner », ou « Tout continue, rien ne marche », ou, surtout, « L’amour n’empêche pas ce qui empêche l’amour », motif majeur du Palais Mawal (Albin Michel)  sur lequel s’ajoute, en contrepoint, le langage universel de la musique, de l’Air de Leporello à un andantino de Schubert. 

Léonore, une Italienne au bout de son âge jetée sur les bords de Beyrouth par un Dieu qu’elle a répudié. Une histoire d’amour complexe, comme toutes les histoires d’amour véritable, se déroule sous les lambris décatis d’un des derniers palais beyrouthins dans une atmosphère crépusculaire. Elle prend source entre l’Italie où Léonore est entrée dans les ordres à la mort...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut