« Je porte encore les séquelles physiques d'une frappe aérienne du régime durant laquelle mon fils a été tué, alors je m'occupe en construisant des maquettes d'avions pour que les enfants puissent jouer. Peut-être que si l'avion devient un jouet, cela leur apportera de la joie plutôt que d'être associés dans leur esprit à de terrifiantes machines de mort », dit Abu al-Ezz al-Saour, allongé sur un tapis. À côté de lui, deux petits F-16 en bois sont exposés dans sa maison de la Ghouta orientale, assiégée par les forces du régime depuis bientôt deux ans.
En quatre ans, le conflit syrien a fait plus de 215 000 morts et près de quatre millions de réfugiés. Derrière ces chiffres impressionnants, mais abstraits, se cachent des hommes et des femmes, des enfants et des vieillards. Des êtres qui ont peu et d'autres qui n'ont rien. Les sourires des utopistes et les regards des nostalgiques, anonymes, mais qui s'obstinent à vivre. De Damas à Alep, en passant par Yarmouk, Deraa, Kobané ou les camps de réfugiés qui peuplent la frontière avec la Turquie, une douzaine de photographes syriens se sont associés en février pour fonder Humans of Syria, une page Facebook qui partage régulièrement des portraits et des citations, presque des confidences, pour donner une voix à ceux qui n'en ont pas.
« Tout a commencé avec un constat : les médias s'expriment sur la Syrie avec des chiffres et des statistiques, mais personne ne parle des humains. Or nous pensons que chaque homme a des histoires et des rêves, explique Marvin*, la coordinatrice du projet, jointe par téléphone depuis la Syrie par L'Orient-Le Jour. Il existe une multitude de personnes géniales dans le pays qui font des choses magnifiques. Elles n'ont ni eau ni électricité, mais elles ont de l'espoir. Nous nous devions de partager ces histoires avec le reste du monde. »
La page s'est inspirée du projet au million de fans : Humans of New York, créée par le photographe et ancien trader Brandon Stanton. En 2011, il quitte les tours de Chicago pour les rues de Manhattan afin de partager les portraits et les pensées des milliers de personnes qui croisent son chemin. Depuis, des projets sur les humains de ont fleuri à travers le monde : certains sont colorés et gais, avec des histoires de gens ordinaires et heureux ; d'autres racontent celles de victimes d'actualités plus violentes et prennent des nuances plus dramatiques.
Mille idées pour le futur
« Cela peut paraître difficile de continuer à faire de la musique dans de telles conditions, mais je ne rate jamais l'occasion de jouer d'un instrument lors d'un moment de joie. Les gens ont besoin de tous les moments de bonheur qu'ils peuvent arracher à ce siège », confie Mohammad, cornemuse à la main et lunettes sur le nez, alors qu'il célèbre un mariage à Yarmouk. « Merci de partager ces images et ces histoires si précieuses », commente un internaute parmi tant d'autres, qui sont chaque jour plus nombreux à suivre à travers leurs écrans le quotidien de Syriens qu'ils ne connaissent pas mais qui, ainsi, ne sont plus oubliés.
En un peu plus d'un mois, le projet, qui n'est soutenu par aucune organisation, par souci d'indépendance, s'est développé et compte aujourd'hui une vingtaine de collaborateurs, dont une majorité de photographes. Ils sont presque tous des professionnels travaillant pour des publications aussi prestigieuses que le New York Times ou Reuters, et participent bénévolement à Humans of Syria. Accompagnée de deux éditeurs, d'un designer et d'une coordinatrice, la jeune équipe (ils ont tous entre 22 et 27 ans) parcourt la Syrie à la recherche d'histoires à partager, souvent empreintes de gravité, comme celles de Moaz, 9 ans, qui ne quitte jamais sa maison sans emporter un feutre pour pouvoir écrire partout le nom de son frère, décédé il y a deux ans, ou encore de Mohammad qui, avec sa tractopelle, construit des tranchées dans les rues de Daraya pour que les habitants puissent se déplacer sans craindre les snipers.
« Nous voulions raconter ces histoires pour les personnes en dehors de la Syrie, mais aussi pour ceux qui y vivent. Nous avons commencé en Ghouta orientale, assiégée pendant près de deux ans, parce que personne ne savait ce qui s'y passait », raconte Marvin.
Aujourd'hui, la jeune équipe affirme regorger d'idées pour le futur. Elle a déjà établi un partenariat avec un magazine syrien ainsi qu'avec des étudiants universitaires du Brésil pour mettre sur pied une exposition. À terme, ils souhaitent couvrir plus de villes et accueillir d'autres photographes, animés eux aussi par la volonté de raconter la Syrie autrement.
Fin avril, Humans of Syria publiait pour la première fois un « long récit », le témoignage de plusieurs pages de Laila, 24 ans, deuxième meilleure élève de sa classe avant le siège de la Ghouta, et qui rêve de retourner à l'université, tout simplement.
*Un pseudonyme, pour des raisons de sécurité.
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commentaires (2)
Triste tableau pour l'Histoire .
Sabbagha Antoine
09 h 07, le 08 mai 2015