Les nazis ont pleuré en écoutant un quatuor de Beethoven. Les cow-boys ont vidé leurs revolvers dans des saloons où braillent piano et banjo. Al Capone, avec sa tête de pourceau, a essuyé des larmes et retenu son souffle devant une aria de Verdi ou de Bellini.
Et nous, dans ce Moyen-Orient embrasé entre canonnade, voiture piégée, égorgements et aboiement des kalachnikovs, qu'avons-nous fait de la musique depuis ce funeste 13 avril 1975, qui n'a pas fini de déverser comme un sceau d'eau glacée ou bouillante (allez savoir !) la politique de la terre brûlée sur le pays du Cèdre et dans l'arrière-pays ?
Une chose est sûre et n'en déplaise aux pointilleux, la musique dans toutes ses facettes (classique, populaire, hip-hop, techno), à profusion (car nous sommes un peuple éminemment lyrique !), fait partie intégrante et intégrale de notre paysage culturel.
Pour la joie de vivre et de danser, d'abord celle de la flopée de « bimbos » aux faux cils jusqu'à l'arcade sourcilière et nos « jagals » à la banane « brushée » et gominée ou à la boule rasée. Cohortes de jeunes aux dents longues à rayer le parquet pour nos soirées « hichek-bichek » où l'on se trémousse jusqu'à l'ivresse. Ni « Abou Zoulouf » ni « Akh ya leyl » nostalgiques, mais une version synthétisée et piaffante de la mélopée orientale actuelle sur fond de rythmes sensuels et speedés. Avec paroles niaises et faciles à retenir... Band boys (bonjour, Machrou3 Leila) ou girls (hello, The Four Cats), l'occidentalisation de la zizique libanaise, avec ou sans maladresses, va bon train...
Plus sérieuses sont ces ritournelles qui ont ponctué nos soirées de terreur dans les abris ou illuminé nos moments d'euphorie quand on émergeait des sous-sols les yeux en pâte de crapaud... Pour les premiers, on nomme des voix bienfaitrices, salvatrices. Feyrouz chantant Petra des frères Rahbani, pour nous donner courage et force. Ou Sabah, en un rayon joyeux, clamant allégeance à l'armée. Ziad Rahbani a donné le sens de l'ironie et de l'humour avec Ala hadir el-bosta et 3younek ya Alia, en permanence sur les ondes radio. Et même Enta, malla enta pour notre dégradation de rapport humain et passionnel...
Mais la palme de l'enthousiasme et de l'indéfectible volonté de vivre et de reconstruire revient sans nul doute à Zaki Nassif avec Rajee ytaamar lebnan. Par-delà ces bondissants pas de « dabké » folkloriques, on attend cependant toujours cet inaccessible mythe de Sisyphe...
Si les tam-tams de la guerre ont généré, régénéré (et même l'on ose dire dégénéré, feu Walid Gholmieh fulminait et disait « quelle décadence » !) une certaine musique sur plus de quatre décennies, les souvenirs des voix et des chansons sont impérissables. Compagne des instants de ras-le-bol ou de renaissance, la musique est l'amie fidèle, indéfectible.
Pour les nombreux jours de deuil et de consternation devant les carnages, les cadavres et les ruines fumantes, les écrans de télé ont offert, en termes appropriés, des Te Deum (Fauré) et des Requiems (Mozart, Verdi). Mais aussi le Lac des Cygnes de Tchaïkovski, les Quatre Saisons de Vivaldi, L'Ode à la joie ou La Symphonie pastorale de Beethoven comme si ces partitions devaient éternellement porter une voilette mortuaire et être l'exclusivité des moments de malheurs, d'enterrements et de catastrophes...
Quarante ans d'instabilité c'est long, mais la musique n'a jamais été absente aux registres des abonnés de la vie. Légion sont les chanteurs et chanteuses qui ont chanté justement cette vie. En divas assolutas Feyrouz et Sabah, mais aussi Magida el-Roumi, Marcel Khalifé, Ragheb Alamé...
Par ailleurs, les compositeurs ont aussi empoigné leur lyre. De Béchara el-Khoury à Zad Moultaka (Non une partition à base de conflagrations d'une nuit de bombardements ! Et Zajal, opéra de chambre retenu aujourd'hui à l'Unesco comme mémoire sonore du patrimoine mondial) à Walid Gholmieh, en passant par Wissam Boustany, Houtaf Khoury ou Walid Hourani, ces jours troubles, troublants et troublés ont inspiré plus d'un.
La musique, caisse de résonance de l'univers, de ses remous, de ses harmonies et de ses cacophonies, n'est jamais réduite au silence. Si les hommes lui prêtent des oreilles attentives ou distraites, ils n'en continuent pas moins, d'une manière directe ou indirecte, de guerroyer. Et ironie pour la lyre d'Apollon, ils guerroient en chantant...
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