À l’attention du roi Salmane,

Ma fille est triste. Donc en colère. Double peine. Ma fille est triste car son fiancé s'est vu proposer un poste à l'étranger. Maladie libanaise. Une proposition, apparemment, qui ne se refuse pas. Il est avocat, comme ma fille.

Pour oublier sa tristesse, ma fille se noie dans le travail. Pour gérer sa colère, elle s'insurge. De tout, mais surtout de tout ce que le monde peut produire d'injustices et d'horreurs. Ces derniers temps, elle débarque à la table du petit déjeuner en ruminant entre ses dents serrées une bouillie verbale d'où émergent, comme la pointe d'un iceberg, quelques mots : salauds, chienlit, dégueulasse, impérialisme de m... comme autant de confirmations de sa condition.

Je n'aime pas la voir comme ça. J'aime d'autant moins que je me sens désarmée.
Il y a deux jours, j'ai tenté de rouvrir des canaux décents de communication. Elle ne s'était pas encore assise à la table du petit déjeuner qu'elle était déjà lancée dans une plaidoirie contre les « insupportables inégalités » qui régissent ce bas monde.
« Mais ma chérie, pourquoi te tourmentes-tu ainsi ? Ce n'est pas comme si c'était de ta faute », lui ai-je dit. Je pensais bien faire.
« Bravo, belle réaction, maman ! » En temps normal, je suis « mum », quand elle m'appelle maman, ça n'augure rien de bon. « Ce n'est jamais la faute de personne, toujours celle des autres, ceux d'avant, ceux d'après. Ne changeons surtout rien. Parce que le combat est perdu d'avance, c'est ça ? Baissons les bras, rendons les armes, abandonnons avant même d'avoir commencé... »
La tirade hargneuse a duré un bon quart d'heure, pendant lequel elle m'a essorée dans un tourbillon de mots dont l'ensemble m'a paru confus. Il y avait de tout : la révolution, le système – à démolir –, il y avait aussi la faim dans le monde, la répression, les extrémismes de tout poil, les achats massifs de terre, les droits des peuples autochtones, me semble-t-il, Oxfam et les frères Gracchus. Sur Oxfam, elle m'a perdue, connais pas. Sur les frères Gracchus, elle m'a mis une claque. Tiberius et Caius sont les héros de son père.

Est-ce le fait d'avoir été piquée au vif par le rappel de mon ex-époux, celui-là même qui a fichu le camp ?
Peu après le départ de ma fille, j'ai filé chez ma cousine qui habite un peu plus haut dans la rue. Son mari m'a ouvert, sur son ordinateur, plusieurs sites d'informations. J'ai passé la matinée à lire. Ce fut instructif, mais je ne vous cache pas que je ne le ferai pas tous les jours. Un peu déprimant tout de même.

Durant ce marathon de lecture, je suis tombée sur l'Arabie et vous. Tout d'abord, mabrouk pour votre nomination. Quelle promotion !
Et puis, je me suis dit : « Jacqueline, c'est le moment ou jamais d'épater, ou du moins d'essayer d'épater ta fille. » D'où cette lettre.
Puisque c'est vous qui, aujourd'hui, gérez les affaires du royaume, je vous adresse une requête.
J'ai découvert, au hasard de mes lectures, que depuis le début de l'année, 16 condamnés à mort ont été exécutés par vos bourreaux. Seize en un mois. Faut-il vous préciser que ma fille est opposée à la peine de mort ? Moi, je suis un peu plus nuancée. Certains crimes, franchement, sont impardonnables. Argument totalement irrecevable pour ma fille.
Ceci dit, 16 exécutions en un mois, ne trouvez-vous pas cela un chouïa excessif ? Si vous continuez à ce rythme, à la fin de l'année, vous aurez exécuté 192 personnes et détrônerez probablement l'Iran en la matière.

Cher Roi Salmane, j'ai été tentée de vous demander d'arrêter de considérer vos concitoyennes comme des mineures de second rang. Mais mon approche, celle que j'ai toujours privilégiée avec mes élèves – oui, j'ai été enseignante –, est d'avancer étape par étape, de partir petit pour finir plus grand.
Cher Roi Salmane, voudriez-vous faire plaisir à une mère qui tente de regagner les faveurs, et accessoirement un peu de respect, de sa fille? Serait-il possible d'envisager un moratoire, c'est bien comme cela que ça s'appelle quand on arrête le massacre ?
En vous remerciant d'avance pour l'attention que vous porterez à cette requête,

Jacqueline A.

La précédente lettre de Jacqueline A.