En coulisses, la bataille fait rage. Depuis des mois, le gouvernement islamo-conservateur turc a engagé une traque sans merci contre le mouvement religieux de son ex-allié Fethullah Gülen qui a pris les allures d'une inquiétante chasse aux sorcières.
Police, justice, entreprises et, désormais, même les ONG. Plus rien ni personne n'échappe à la vindicte du régime turc, dès lors qu'il est soupçonné de proximité avec le réseau fondé par le prédicateur islamique exilé aux États-Unis. A chaque sortie, le président Recep Tayyip Erdogan ne manque pas de pointer du doigt celui qui est devenu son "ennemi public numéro 1". Il y a quinze jours encore, l'homme fort du pays a mis en garde ses partenaires africains contre la "menace" causée par "des structures dangereuses qui tentent d'influencer la Turquie et les pays africains par le biais d'ONG".
Au terme de près de dix ans d'étroite collaboration contre l'élite laïque et l'armée, le régime qui dirige la Turquie depuis 2002 a déclaré l'hiver dernier la guerre au mouvement de M. Gülen, accusé d'avoir constitué un "État dans l'État" et comploté dans l'ombre pour provoquer sa chute. Depuis décembre, M. Erdogan a ordonné des purges sans précédents chez les magistrats et les policiers accusés d'appartenir au mouvement güleniste et d'avoir fabriqué les accusations de corruption qui ont fait vaciller le gouvernement.
Fort de sa victoire aux municipales de mars et à la présidentielle d'août, le chef de l'Etat a encore intensifié sa lutte, qui vise désormais l'ensemble des intérêts du vaste réseau d'écoles, d'entreprises et d'institutions de la nébuleuse Gülen. Le 30 octobre, le conseil national de sécurité a formellement entériné le combat contre "la structure parallèle" comme une priorité. Quel qu'en soit le prix.
En tête de ses cibles, Bank Asya. L'été dernier, le gouvernement a retiré au dixième établissement financier du pays le droit de collecter les impôts au nom de l'État et prié quelques gros clients, comme Turkish Airlines, d'y fermer leurs comptes. Conséquence, Bank Asya a annoncé le mois dernier avoir licencié un tiers de ses effectifs, fermé 80 agences et déclaré des pertes de 110 millions d'euros au 3e trimestre.
(Lire aussi: Erdogan et l'art absolu de la polémique)
"Lutte à mort"
"Quelle entreprise voudrait investir dans un pays dont le président peut lui-même provoquer la faillite d'une banque ?", s'est indigné un élu de l'opposition, Sezgin Tanrikulu. "C'est incontestablement un très mauvais signal adressé aux marchés", confirme un analyste financier qui préfère taire son nom.
M. Erdogan a nié toute responsabilité dans les difficultés de Bank Asya. "Il se dit que certains veulent faire couler une banque. C'est faux, cette banque a déjà coulé", s'est-il amusé publiquement en septembre.
Après la banque, c'est au tour l'ONG Kimse Yok Mu ("Il y a quelqu'un?" en turc), une des plus importantes du pays, de se retrouver dans le collimateur des autorités. Après avoir diligenté plusieurs audits sur les finances de l'association humanitaire, le conseil des ministres a suspendu le 1er octobre son autorisation de faire campagne pour collecter des fonds et le gouverneur d'Istanbul fait bloquer ses comptes bancaires. "Ces opérations sont menées en dehors de toute légalité et n'ont pour seul but que de nous éliminer", fulmine le président de Kimse Yok Mu, Ismaïl Cingöz, "le gouvernement nous considère comme un concurrent car il veut garder le contrôle absolu de la société".
Sollicités par l'AFP, plusieurs députés du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir se sont refusés à tout commentaire sur le sujet.
L'offensive anti-Gülen s'est aussi étendue aux médias proches de la confrérie. Plusieurs ont été récemment interdits de couvrir les activités du président et du Premier ministre.
Riche et (encore) influente, la galaxie Gülen a organisé la riposte. Kimse Yok Mu a porté plainte contre les autorités et obtenu une première victoire. Le Conseil d'Etat vient de suspendre la décision du conseil des ministres, jugée "illégale" et "arbitraire". "C'est une décision importante (...) parce qu'elle défend les droits d'une association contre les interférences arbitraires du gouvernement", se réjouit Emma Sinclair-Webb, responsable de Human Rights Watch pour la Turquie, mais les attaques du régime "doivent être prises au sérieux par toute la société civile turque".
"Erdogan a engagé une lutte à mort", prédit un diplomate, "elle ne fait que commencer".
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